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Patrick Modiano

Villa Triste

© Éditions Gallimard, 1975.

 

Une petite ville de la province française, au bord d’un lac et à proximité de la Suisse.

C’est dans cette station thermale qu’à dix-huit ans le narrateur, un apatride, est venu se réfugier pour échapper à une menace qu’il sentait planer autour de lui et pour combattre un sentiment d’insécurité et de peur panique. Peur d’une guerre, d’une catastrophe imminente ? Peur du monde extérieur ? En tout cas la proximité de la Suisse, où il comptait fuir à la moindre « alerte », lui apportait un réconfort illusoire.

Il se cachait, au début de ce mois de juillet, dans la foule des estivants, quand il fit la rencontre de deux êtres d’apparence mystérieuse qui allaient l’entraîner à leur suite…

Le narrateur évoque cet été d’il y a presque quinze ans et les figures d’Yvonne Jacquet et de René Meinthe, autour desquelles passent, comme des lucioles, Daniel Hendrickx, Pulli, Fossorié, Rolf Madeja et beaucoup d’autres… Il tente de faire revivre les visages, la fragilité des instants, les atmosphères de cette saison déjà lointaine. Mais tout défile et se dérobe comme à travers la vitre d’un train, de sorte qu’il ne reste plus que le souvenir d’un mirage et d’un décor de carton-pâte.

Et une musique où s’entrecroisent plusieurs thèmes : le déraciné qui cherche vainement des attaches, le temps qui passe et la jeunesse perdue.

 

Patrick Modiano est né en 1947 à Boulogne-Billancourt. Il a fait ses études à Annecy et à Paris. Il a publié son premier roman. La Place de l’étoile, en 1968, puis La Ronde de nuit en 1969, Les Boulevards de ceinture en 1972 et Villa Triste en 1975. Patrick Modiano a écrit avec Louis Malle le scénario de Lacombe Lucien.

Pour Rudy

Pour Dominique

Pour Zina

Qui es-tu, toi, voyeur d’ombres ?

Dylan Thomas.

I

Ils ont détruit l’hôtel de Verdun. C’était un curieux bâtiment, en face de la gare, bordé d’une véranda dont le bois pourrissait. Des voyageurs de commerce y venaient dormir entre deux trains. Il avait la réputation d’un hôtel de passe. Le café voisin, en forme de rotonde, a disparu lui aussi. S’appelait-il café des Cadrans ou de l’Avenir ? Entre la gare et les pelouses de la place Albert-1er, il y a un grand vide, maintenant.

La rue Royale, elle, n’a pas changé, mais à cause de l’hiver et de l’heure tardive, on a l’impression, en la suivant, de traverser une ville morte. Vitrines de la librairie Chez Clément Marot, d’Horowitz le bijoutier, Deauville, Genève, Le Touquet, et de la pâtisserie anglaise Fidel-Berger… Plus loin, le salon de coiffure René Pigault. Vitrines d’Henry à la Pensée. La plupart de ces magasins de luxe sont fermés en dehors de la saison. Quand commencent les arcades, on voit briller, au bout, à gauche, le néon rouge et vert du Cintra. Sur le trottoir opposé, au coin de la rue Royale et de la place du Pâquier, la Taverne, que fréquentait la jeunesse pendant l’été. Est-ce toujours la même clientèle aujourd’hui ?

Plus rien ne reste du grand café, de ses lustres, de ses glaces, et des tables à parasols qui débordaient sur la chaussée. Vers huit heures du soir, des allées et venues se faisaient de table à table, des groupes se formaient. Éclats de rire. Cheveux blonds. Tintements des verres. Chapeaux de paille. De temps en temps un peignoir de plage ajoutait sa note bariolée. On se préparait pour les festivités de la nuit.

À droite, là-bas, le Casino, une construction blanche et massive, n’ouvre que de juin à septembre. L’hiver, la bourgeoisie locale bridge deux fois par semaine dans la salle de baccara et le grill-room sert de lieu de réunion au Rotary Club du département. Derrière, le parc d’Albigny descend en pente très douce jusqu’au lac avec ses saules pleureurs, son kiosque à musique et l’embarcadère d’où l’on prend le bateau vétuste qui fait la navette entre les petites localités du bord de l’eau : Veyrier, Chavoires, Saint-Jorioz, Éden-Roc, Port-Lusatz… Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots, inlassablement, sur un air de berceuse.

On suit l’avenue d’Albigny, bordée de platanes. Elle longe le lac et au moment où elle s’incurve vers la droite, on distingue un portail en bois blanc : l’entrée du Sporting. De chaque côté d’une allée de gravier, plusieurs courts de tennis. Ensuite, il suffit de fermer les yeux pour se rappeler la longue rangée de cabines et la plage de sable qui s’étend sur près de trois cents mètres. À l’arrière-plan, un jardin anglais entourant le bar et le restaurant du Sporting, installés dans une ancienne orangerie. Tout cela forme une presqu’île qui appartenait vers 1900 au constructeur d’automobiles Gordon-Gramme.

À la hauteur du Sporting, de l’autre côté de l’avenue d’Albigny, commence le boulevard Carabacel. Il monte en lacets jusqu’aux hôtels Hermitage, Windsor et Alhambra, mais on peut également emprunter le funiculaire. L’été il fonctionne jusqu’à minuit et on l’attend dans une petite gare qui a l’aspect extérieur d’un chalet. Ici la végétation est composite, et on ne sait plus si l’on se trouve dans les Alpes, au bord de la Méditerranée ou même sous les Tropiques. Pins parasols. Mimosas. Sapins. Palmiers. En suivant le boulevard à flanc de colline, on découvre le panorama : le lac tout entier, la chaîne des Aravis, et de l’autre côté de l’eau, ce pays fuyant qu’on appelle la Suisse.

L’Hermitage et le Windsor n’abritent plus que des appartements meublés. Pourtant on a négligé de détruire la porte-tambour du Windsor et la verrière qui prolongeait le hall de l’Hermitage. Souvenez-vous : elle était envahie par les bougainvillées. Le Windsor datait des années 1910 et sa façade blanche avait le même aspect de meringue que celles du Ruhl et du Négresco à Nice. L’Hermitage de couleur ocre était plus sobre et plus majestueux. Il ressemblait à l’hôtel Royal de Deauville. Oui, comme un frère jumeau. Ont-ils vraiment été convertis en appartements ? Pas une lumière aux fenêtres. Il faudrait avoir le courage de traverser les halls obscurs et de gravir les escaliers. Alors peut-être s’apercevrait-on que personne n’habite ici.

L’Alhambra, lui, a été rasé. Plus aucune trace des jardins qui l’entouraient. Ils vont certainement construire un hôtel moderne sur son emplacement. Un tout petit effort de mémoire : en été, les jardins de l’Hermitage, du Windsor et de l’Alhambra étaient très proches de l’image que l’on peut se faire de l’Éden perdu ou de la Terre promise. Mais dans lequel des trois y avait-il cet immense parterre de dahlias et cette balustrade où l’on s’accoudait pour regarder le lac, tout en bas ? Peu importe. Nous aurons été les derniers témoins d’un monde.