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Il est très tard, en hiver. On distingue à peine, de l’autre côté du lac, les lumières mouillées de la Suisse. De la végétation luxuriante de Carabacel, il ne reste que quelques arbres morts et des massifs rabougris. Les façades du Windsor et de l’Hermitage sont noires et comme calcinées. La ville a perdu son vernis cosmopolite et estival. Elle s’est rétrécie aux dimensions d’un chef-lieu de département. Une petite ville tapie au fond de la province française. Le notaire et le sous-préfet bridgent dans le Casino désaffecté. Mme Pigault également, la directrice du salon de coiffure, quarantaine blonde et parfumée au « Shocking ». À côté d’elle, le fils Fournier, dont la famille possède trois usines de textiles à Faverges ; Servoz, des laboratoires pharmaceutiques de Chambéry, excellent joueur de golf. Il paraît que Mme Servoz, brune comme Mme Pigault est blonde, circule toujours au volant d’une B.M.W. entre Genève et sa villa de Chavoires, et aime beaucoup les jeunes gens. On la voit souvent avec Pimpin Lavorel. Et nous pourrions donner mille autres détails aussi insipides, aussi consternants sur la vie quotidienne de cette petite ville, parce que les choses et les gens n’ont certainement pas changé, en douze ans.

Les cafés sont fermés. Une lumière rose filtre à travers la porte du Cintra. Voulez-vous que nous entrions pour vérifier si les boiseries d’acajou n’ont pas changé, si la lampe à l’abat-jour écossais est à sa place : du côté gauche du bar ? Ils n’ont pas enlevé les photographies d’Émile Allais, prises à Engelberg quand il remporta le Championnat du monde. Ni celles de James Couttet. Ni la photo de Daniel Hendrickx. Elles sont alignées au-dessus des rangées d’apéritifs. Elles ont jauni, bien sûr. Et dans la demi-pénombre, le seul client, un homme congestionné portant une veste à carreaux, pelote distraitement la barmaid. Elle avait une beauté acide au début des années soixante mais depuis elle s’est alourdie.

On entend le bruit de ses propres pas, dans la rue Sommeiller déserte. À gauche, le cinéma le Régent est identique à lui-même : toujours ce crépi orange et les lettres le Régent en caractères anglais de couleur grenat. Ils ont dû quand même moderniser la salle, changer les fauteuils de bois et les portraits Harcourt des vedettes qui décoraient l’entrée. La place de la Gare est le seul endroit de la ville où brillent quelques lumières et où règne encore un peu d’animation. L’express pour Paris passe à minuit six. Les permissionnaires de la caserne Berthollet arrivent par petits groupes bruyants, leur valise de métal ou de carton à la main. Quelques-uns chantent Mon beau sapin : l’approche de Noël, sans doute. Sur le quai no 2, ils s’agglutinent les uns aux autres, se donnent des bourrades dans le dos. On dirait qu’ils partent au front. Parmi toutes ces capotes militaires, un costume civil de couleur beige. L’homme qui le porte ne semble pas souffrir du froid ; il a autour du cou une écharpe de soie verte qu’il serre d’une main nerveuse. Il va de groupe en groupe, tourne la tête de gauche à droite avec une expression hagarde, comme s’il cherchait un visage au milieu de cette cohue. Il vient même d’interroger un militaire, mais celui-ci et ses deux compagnons l’inspectent des pieds à la tête, narquois. D’autres permissionnaires se sont retournés et sifflent sur son passage. Il feint de n’y prêter aucune attention et mordille un fume-cigarette. Maintenant il se trouve à l’écart, en compagnie d’un jeune chasseur alpin tout blond. Celui-ci paraît gêné et jette de temps en temps des yeux furtifs vers ses camarades. L’autre s’appuie sur son épaule et lui chuchote quelque chose à l’oreille. Le jeune chasseur alpin essaie de se dégager. Alors il lui glisse une enveloppe dans la poche de son manteau, le regarde sans rien dire et, comme il commence à neiger, relève le col de sa veste.

Cet homme s’appelle René Meinthe. Il porte brusquement sa main gauche à son front, et la laisse là, en visière, geste qui lui était familier, il y a douze ans. Comme il a vieilli…

Le train est arrivé en gare. Ils montent à l’assaut, se bousculent dans les couloirs, baissent les vitres, se passent les valises. Certains chantent : Ce n’est qu’un au revoir… mais la plupart préfèrent hurler : Mon beau sapin… Il neige plus fort. Meinthe se tient debout, immobile, sa main en visière. Le jeune blondinet, derrière la vitre, le considère, un sourire un peu méchant au coin des lèvres. Il tripote son béret de chasseur alpin. Meinthe lui fait un signe. Les wagons défilent emportant leurs grappes de militaires qui chantent et agitent les bras.

Il a enfoncé ses mains dans les poches de sa veste et se dirige vers le buffet de la gare. Les deux garçons rangent les tables et balayent autour d’eux à grands gestes mous. Au bar, un homme en imperméable range les derniers verres. Meinthe commande un cognac. L’homme lui répond d’un ton sec qu’on ne sert plus. Meinthe demande à nouveau un cognac.

— Ici, répond l’homme en traînant sur les syllabes, ici, on ne sert pas les tantes.

Et les deux autres, derrière, ont éclaté de rire. Meinthe ne bouge pas, il fixe un point devant lui, l’air épuisé. L’un des garçons a éteint les appliques du mur gauche. Il ne reste plus qu’une zone de lumière jaunâtre, autour du bar. Ils attendent, les bras croisés. Lui casseront-ils la figure ? Mais qui sait ? Peut-être Meinthe va-t-il frapper de la paume de sa main le comptoir crasseux et leur lancer : « Je suis la reine Astrid, la REINE DES BELGES ! », avec sa cambrure et son rire insolent d’autrefois.

II

Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? Rien. J’habitais une pension de famille, les Tilleuls, boulevard Carabacel. J’aurais pu choisir une chambre en ville, mais je préférais me trouver sur les hauteurs, à deux pas du Windsor, de l’Hermitage et de l’Alhambra, dont le luxe et les jardins touffus me rassuraient.

Car je crevais de peur, un sentiment qui depuis ne m’a jamais quitté : il était beaucoup plus vivace et plus irraisonné, en ce temps-là. J’avais fui Paris avec l’idée que cette ville devenait dangereuse pour des gens comme moi. Il y régnait une ambiance policière déplaisante. Beaucoup trop de rafles à mon goût. Des bombes éclataient. Je voudrais donner une précision chronologique, et puisque les meilleurs repères, ce sont les guerres, de quelle guerre, au fait, s’agissait-il ? De celle qui s’appelait d’Algérie, au tout début des années soixante, époque où l’on roulait en Floride décapotable et où les femmes s’habillaient mal. Les hommes aussi. Moi, j’avais peur, encore plus qu’aujourd’hui et j’avais choisi ce lieu de refuge parce qu’il était situé à cinq kilomètres de la Suisse. Il suffisait de traverser le lac, à la moindre alerte. Dans ma naïveté, je croyais que plus on se rapproche de la Suisse, plus on a de chance de s’en sortir. Je ne savais pas encore que la Suisse n’existe pas.

La « saison » avait commencé depuis le 15 juin. Les galas et les festivités allaient se succéder. Dîner des « Ambassadeurs » au Casino. Tour de chant de Georges Ulmer. Trois représentations d’Écoutez bien Messieurs. Feu d’artifice tiré le 14 Juillet du golf de Chavoires, Ballets du marquis de Cuevas et d’autres choses encore qui me reviendraient en mémoire si j’avais sous la main le programme édité par le syndicat d’initiative. Je l’ai conservé et je suis sûr de le retrouver entre les pages d’un des livres que je lisais cette année-là. Lequel ? Il faisait un temps « superbe » et les habitués prévoyaient du soleil jusqu’en octobre.

Je n’allais que très rarement me baigner. En général, je passais mes journées dans le hall et les jardins du Windsor et finissais par me persuader que là, au moins, je ne risquais rien. Quand la panique me gagnait – une fleur qui ouvrait lentement ses pétales, un peu plus haut que le nombril – je regardais en face de moi, de l’autre côté du lac. Des jardins du Windsor, on apercevait un village. À peine cinq kilomètres, en ligne droite. On pouvait franchir cette distance à la nage. De nuit, avec une petite barque à moteur, cela prendrait une vingtaine de minutes. Mais oui. J’essayais de me calmer. Je chuchotais en articulant les syllabes : « De nuit, avec une petite barque à moteur… » Tout allait mieux, je reprenais la lecture de mon roman ou d’un magazine inoffensif (je m’étais interdit de lire les journaux et d’écouter les bulletins d’information à la radio. Chaque fois que j’allais au cinéma, je prenais soin d’arriver après les Actualités). Non, surtout, ne rien savoir du sort du monde. Ne pas aggraver cette peur, ce sentiment de catastrophe imminente. Ne s’intéresser qu’aux choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall. S’allonger sur les grands « transats », fermer les yeux, se détendre, surtout se détendre. Oublier. Hein ?