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— Tiens, voilà la Carlton… La plus grande SA-LO-PE du département…

L’autre a fait semblant de ne pas entendre, mais ses amis se sont retournés vers nous, bouche bée.

— Tu as compris ce que j’ai dit, la Carlton ?

Pendant quelques secondes, il y a eu un silence absolu dans la salle de restaurant. Le blond athlétique baissait la tête. Ses voisins étaient pétrifiés. Yvonne, par contre, n’avait pas sourcillé, comme si elle était habituée à de tels incidents.

— N’ayez pas peur, m’a chuchoté Meinthe en se penchant vers moi, ce n’est rien, rien du tout…

Son visage était devenu lisse, enfantin, on n’y remarquait plus un seul tic. Notre conversation a repris et il a demandé à Yvonne ce qu’elle voulait qu’il lui ramenât de Genève. Chocolats ? Cigarettes turques ?

Il nous a quittés devant l’entrée du Sporting, en disant que nous pourrions nous retrouver vers neuf heures du soir, à l’hôtel. Yvonne et lui ont parlé d’un certain Madeja (ou Madeya), qui organisait une fête, dans une villa, au bord du lac.

— Vous viendrez avec nous, hein ? m’a demandé Meinthe.

Je le regardais marcher vers la Dodge et il avançait par secousses électriques successives. Il a démarré, comme la première fois, sur les chapeaux de roues, et de nouveau, l’automobile a frôlé le portail avant de disparaître. Il levait le bras, à notre intention, sans détourner la tête.

J’étais seul avec Yvonne. Elle m’a proposé de faire un tour dans les jardins du Casino. Le chien marchait devant, de plus en plus las. Quelquefois il s’asseyait au milieu de l’allée et il fallait crier son nom : « Oswald », pour qu’il consentît à poursuivre son chemin. Elle m’a expliqué que ce n’était pas la paresse mais la mélancolie qui lui donnait cette allure nonchalante. Il appartenait à une variété très rare de dogues allemands, tous atteints d’une tristesse et d’un ennui de vivre congénitaux. Certains même se suicidaient. J’ai voulu savoir pourquoi elle avait choisi un chien d’humeur aussi sombre.

— Parce qu’ils sont plus élégants que les autres, m’a-t-elle répliqué vivement.

Aussitôt, j’ai pensé à la famille de Habsbourg qui avait compté dans ses rangs certains êtres délicats et hypocondriaques comme ce chien. On mettait cela au compte des mariages consanguins et on appelait leur état dépressif la « mélancolie portugaise ».

— Ce chien, ai-je dit, souffre de « mélancolie portugaise ». Mais elle n’a pas entendu.

Nous étions arrivés devant l’embarcadère. Une dizaine de personnes montaient à bord de l’Amiral-Guisand. On relevait la passerelle. Accoudés au bastingage, des enfants agitaient leurs mains en criant. Le bateau s’éloignait et il avait un charme colonial et délabré.

— Un après-midi, m’a dit Yvonne, il faudra que nous prenions ce bateau. Ce serait amusant, tu ne crois pas ?

Elle me tutoyait pour la première fois, et elle avait prononcé cette phrase avec un élan inexplicable. Qui était-elle ? Je n’osais pas le lui demander.

Nous suivions l’avenue d’Albigny et les feuillages des platanes nous offraient leurs ombres. Nous étions seuls. Le chien nous précédait à une vingtaine de mètres. Il n’avait plus rien de sa langueur habituelle et marchait d’une façon altière, la tête dressée, faisant quelquefois de brusques écarts et dessinant des figures de quadrille à la manière des chevaux de carrousel.

Nous nous sommes assis en attendant le funiculaire. Elle a posé sa tête sur mon épaule et j’ai éprouvé le même vertige que celui qui m’avait pris lorsque nous descendions en voiture le boulevard Carabacel. Je l’entendais encore me dire : « Un après-midi… nous prenions… bateau… amusant, tu ne crois pas ? » avec son accent indéfinissable dont je me demandais s’il était hongrois, anglais ou savoyard. Le funiculaire montait lentement et la végétation, des deux côtés de la voie, paraissait de plus en plus touffue. Elle allait nous ensevelir. Les massifs de fleurs s’écrasaient contre les vitres et, de temps en temps, une rose ou une branche de troène était emportée au passage.

Dans sa chambre, à l’Hermitage, la fenêtre était entrouverte et j’entendais le claquement régulier des balles de tennis, les exclamations lointaines des joueurs. S’il existait encore de gentils et rassurants imbéciles en tenue blanche pour lancer des balles par-dessus un filet, cela voulait dire que la terre continuait de tourner et que nous avions quelques heures de répit.

Sa peau était semée de très légères taches de rousseur. On se battait en Algérie, paraît-il.

La nuit. Et Meinthe qui nous attendait dans le hall. Il était habillé d’un costume de toile blanche et d’un foulard turquoise noué impeccablement autour du cou. Il avait rapporté de Genève des cigarettes et tenait à ce que nous les goûtions. Mais nous n’avions pas un instant à perdre – disait-il – ou bien nous serions en retard chez Madeja (ou Madeya).

Cette fois, nous avons descendu à toute allure le boulevard Carabacel. Meinthe, son fume-cigarette aux lèvres, accélérait dans les virages, et j’ignore par quel miracle nous sommes arrivés sains et saufs avenue d’Albigny. Je me suis tourné vers Yvonne et j’ai été surpris que son visage n’exprimât aucune peur. Je l’avais même entendue rire à un moment où l’automobile avait fait une embardée.

Qui était ce Madeja (ou Madeya) chez lequel nous allions ? Meinthe m’a expliqué qu’il s’agissait d’un cinéaste autrichien. Il venait de tourner un film dans la région – à La Clusaz exactement – une station de ski, distante de vingt kilomètres, et Yvonne y avait joué un rôle. Mon cœur a battu.

— Vous faites du cinéma ? lui ai-je demandé.

Elle a ri.

— Yvonne deviendra une très grande actrice, a déclaré Meinthe en appuyant à fond sur l’accélérateur.

Parlait-il sérieusement ? Ac-tri-ce de ci-né-ma. Peut-être avais-je déjà vu sa photo dans Cinémonde ou dans cet Annuaire du cinéma, découvert au fond d’une vieille librairie de Genève et que je feuilletais au cours de mes nuits d’insomnie. Je finissais par me rappeler le nom et l’adresse des acteurs et des « techniciens ». Aujourd’hui quelques bribes me reviennent à la mémoire :

JUNIE ASTOR : Photo Bernard et Vauclair. 1, rue Buenos-Ayres – Paris-VIIe.

SABINE GUY : Photo Teddy Piaz. Comédie – Tour de chant – Danse.

Films : Les Clandestins…, Les pépées font la loi…, Miss Catastrophe…, La Polka des menottes…, Bonjour toubib, etc.

GORDINE (FILMS SACHA) : 19, rue Spontini – Paris-XVIe – KLE. 77-94.

M. Sacha Gordine, GER.

Yvonne avait-elle un « nom de cinéma » que je connaissais ? À ma question, elle a murmuré : « C’est un secret » et a posé un index sur ses lèvres. Meinthe a ajouté avec un rire grêle inquiétant :

— Vous comprenez, elle est ici incognito.

Nous suivions la route du bord du lac. Meinthe avait ralenti et ouvert la radio. L’air était tiède et nous glissions à travers une nuit soyeuse et claire comme je n’en ai jamais plus retrouvé depuis, sauf dans l’Égypte ou la Floride de mes rêves. Le chien avait appuyé son menton au creux de mon épaule et son souffle me brûlait. À droite, les jardins descendaient jusqu’au lac. À partir de Chavoire, la route était bordée de palmiers et de pins parasols.

Nous avons dépassé le village de Veyrier-du-Lac et nous nous sommes engagés dans un chemin en pente. Le portail était en contrebas de la route. Sur un panneau de bois, cette inscription : « Villa les Tilleuls » (le même nom que mon hôtel). Une allée de graviers assez large, bordée d’arbres et d’une masse de végétation à l’abandon menait jusqu’au seuil de la maison, grande bâtisse blanche de style Napoléon III, avec des volets roses. Quelques automobiles étaient garées les unes contre les autres. Nous avons traversé le vestibule pour déboucher sur une pièce qui devait être le salon. Là, dans la lumière tamisée que répandaient deux ou trois lampes, j’ai entrevu une dizaine de personnes, les unes debout près des fenêtres, les autres affalées sur un canapé blanc, le seul meuble, me sembla-t-il. Ils se versaient à boire et poursuivaient des conversations animées, en allemand et en français. Un pick-up, posé à même le parquet, diffusait une mélodie lente à laquelle se mêlait la voix très basse d’un chanteur répétant :