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Oh, Bionda girl…

Oh, Bionda girl…

Bionda girl…

Yvonne m’avait pris le bras. Meinthe jetait des regards rapides autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un, mais les membres de cette assemblée ne nous prêtaient pas la moindre attention. Par la porte-fenêtre nous avons gagné une véranda à balustrade de bois vert où se trouvaient des transats et des fauteuils d’osier. Une lanterne chinoise dessinait des ombres compliquées en forme de guipures et d’entrelacs et l’on aurait dit que les visages d’Yvonne et de Meinthe étaient brusquement recouverts de voilettes.

En bas, dans le jardin, plusieurs personnes se pressaient autour d’un buffet croulant de victuailles. Un homme très grand et très blond nous faisait signe de la main et marchait vers nous, en s’appuyant sur une canne. Sa chemise de toile beige, largement ouverte, ressemblait à une saharienne, et je pensais à ces personnages que l’on rencontrait jadis aux colonies et qui avaient un « passé ». Meinthe me le présenta : Rolf Madeja, le « metteur en scène ». Il se pencha pour embrasser Yvonne et posa sa main sur l’épaule de Meinthe. Il l’appelait « Menthe » avec un accent plus britannique qu’allemand. Il nous entraîna en direction du buffet et cette femme blonde aussi grande que lui, cette Walkyrie au regard noyé (elle nous fixait sans nous voir ou alors elle contemplait quelque chose à travers nous), c’était son épouse.

Nous avions laissé Meinthe en compagnie d’un jeune homme au physique d’alpiniste, et nous allions, Yvonne et moi, de groupe en groupe. Elle embrassait tout le monde et quand on lui demandait qui j’étais, elle répondait : « Un ami. » D’après ce que je crus comprendre, la plupart de ces gens avaient participé au « film ». Ils se dispersaient dans le jardin. On y voyait très bien à cause du clair de lune. En suivant les allées envahies par l’herbe on découvrait un cèdre à la taille terrifiante. Nous avons atteint le mur d’enceinte derrière lequel on entendait les clapotis du lac et nous sommes restés là, un long moment. De cet endroit, on apercevait la maison qui se dressait au milieu du parc abandonné et l’on était surpris de sa présence comme si l’on venait d’arriver dans cette ancienne ville d’Amérique du Sud où, paraît-il, un opéra rococo, une cathédrale, et des hôtels particuliers en marbre de Carrare sont aujourd’hui ensevelis sous la forêt vierge.

Les invités ne s’aventuraient pas aussi loin que nous, sauf deux ou trois couples que nous discernions vaguement et qui profitaient des taillis luxuriants et de la nuit. Les autres se tenaient devant la maison ou sur la terrasse. Nous les avons rejoints. Où était Meinthe ? Peut-être à l’intérieur, dans le salon. Madeja s’était approché et avec son accent mi-britannique mi-allemand, il nous expliquait qu’il serait volontiers resté ici quinze jours de plus, mais qu’il devait aller à Rome. Il louerait de nouveau la villa en septembre « quand le montage du film serait terminé ». Il prend Yvonne par la taille et je ne sais s’il la pelote ou si son geste a quelque chose de paternel :

— Elle est une très bonne actrice.

Il me fixe, et je remarque une brume dans ses yeux, de plus en plus compacte.

— Vous vous appelez Chmara, n’est-ce pas ?

La brume s’est dissipée tout à coup, ses yeux brillent d’un éclat bleu minéral.

— Chmara… c’est bien Chmara, hein ?

Je réponds : oui, du bout des lèvres. Et ses yeux, à nouveau, perdent leur dureté, s’embuent, jusqu’à se liquéfier complètement. Sans doute a-t-il le pouvoir de régler leur éclat à volonté comme on ajuste une paire de jumelles. Quand il veut se replier en lui-même, alors ses yeux s’embuent et le monde extérieur n’est plus qu’une masse floue. Je connais bien ce procédé car je l’emploie souvent.

— Il y avait un Chmara, à Berlin, dans le temps… me disait-il. N’est-ce pas, Ilse ?

Sa femme, allongée sur un transat à l’autre extrémité de la véranda bavardait avec deux jeunes gens, et se tourna un sourire aux lèvres.

— N’est-ce pas, Ilse ? Il y avait un Chmara dans le temps, à Berlin.

Elle le regarda et continua de sourire. Puis elle détourna la tête et reprit sa conversation. Madeja haussa les épaules et serra sa canne des deux mains.

— Si… Si… Ce Chmara habitait la Kaiser Allee… Vous ne me croyez pas, hein ?

Il se leva, caressa le visage d’Yvonne et marcha vers la balustrade de bois vert. Il restait là, debout, massif, à contempler le jardin sous la lune.

Nous nous étions assis l’un à côté de l’autre, sur deux poufs, et elle appuyait sa tête contre mon épaule. Une jeune femme brune dont le corsage échancré laissait voir les seins (à chaque geste un peu brusque ils jaillissaient hors du décolleté) nous tendait deux verres remplis d’un liquide rose. Elle riait aux éclats, embrassait Yvonne, nous suppliait en italien de boire ce cocktail qu’elle avait préparé « spécialement pour nous ». Elle s’appelait, si j’ai bonne mémoire, Daisy Marchi et Yvonne m’expliqua qu’elle jouait le rôle principal dans le « film ». Elle aussi allait faire une grande carrière. Elle était connue à Rome. Déjà elle nous abandonnait en riant de plus belle et en secouant ses longs cheveux, pour rejoindre un homme d’environ cinquante ans, taille svelte et visage grêlé qui se tenait dans l’embrasure de la porte-fenêtre, un verre à la main. Lui, c’était Harry Dressel, un Hollandais, l’un des acteurs du « film ». D’autres personnes occupaient les fauteuils d’osier ou s’appuyaient contre la balustrade. Quelques-unes entouraient la femme de Madeja qui souriait toujours, les yeux absents. Par la porte-fenêtre, s’échappaient un murmure de conversations, une musique lente et sirupeuse, mais cette fois-ci le chanteur à la voix basse répétait :

Abat-jour

Che sofonde la luce blu…

Madeja, lui, faisait les cent pas sur la pelouse en compagnie d’un petit homme chauve qui lui arrivait à la taille, de sorte qu’il était obligé de se baisser pour lui parler. Ils passaient et repassaient devant la terrasse, Madeja de plus en plus lourd et courbé, son interlocuteur de plus en plus tendu sur la pointe des pieds. Il émettait un bourdonnement de frelon et la seule phrase qu’il prononçait en utilisant le langage des hommes était : « Va bene Rolf… Va bene Rolf… Va bene Rolf… Vabenerolf… » Le chien d’Yvonne, assis au bord de la terrasse dans une position de sphinx, suivait leur va-et-vient en tournant la tête de droite à gauche, de gauche à droite.

Où étions-nous ? Au cœur de la Haute-Savoie. J’ai beau me répéter cette phrase rassurante : « au cœur de la Haute-Savoie », je pense plutôt à un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Sinon, comment expliquer cette lumière tendre et corrosive, ce bleu nuit qui rendait les yeux, les peaux, les robes et les complets d’alpaga phosphorescents ? Tous ces gens étaient entourés d’une mystérieuse électricité et l’on s’attendait, à chacun de leurs gestes, qu’il se produisît un court-circuit. Leurs noms – quelques-uns me sont restés en mémoire et je regrette de ne pas les avoir consignés tous sur le moment : je les aurais récités le soir, avant de m’endormir, en ignorant à qui ils appartenaient, leur consonance m’aurait suffi – leurs noms évoquaient ces petites sociétés cosmopolites des ports francs et des comptoirs d’outre-mer :