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Gay Orloff, Percy Lippitt, Osvaldo Valenti, Ilse Korber, Roland Witt von Nidda, Geneviève Bouchet, Geza Pellemont, François Brunhardt… Que sont-ils devenus ? Que leur dire à ce rendez-vous où je les ressuscite ? Déjà, à cette époque – cela va faire treize ans bientôt –, ils me donnaient le sentiment d’avoir, depuis longtemps, brûlé leur vie. Je les observais, je les écoutais parler sous la lanterne chinoise qui mouchetait les visages et les épaules des femmes. À chacun je prêtais un passé qui recoupait celui des autres, et j’aurais voulu qu’ils me dévoilent tout : quand Percy Lippitt et Gay Orloff s’étaient-ils rencontrés pour la première fois ? L’un des deux connaissait-il Osvaldo Valenti ? Par l’entremise de qui Madeja était-il entré en relation avec Geneviève Bouchet et François Brunhardt ? Qui, de ces six personnes, avait introduit dans leur cercle Roland Witt von Nidda ? (Et je ne cite que ceux dont j’ai retenu les noms.) Autant d’énigmes qui supposaient une infinité de combinaisons, une toile d’araignée qu’ils avaient mis dix ou vingt ans à tisser.

Il était tard et nous cherchions Meinthe. Il ne se trouvait ni dans le jardin, ni sur la terrasse, ni dans le salon. La Dodge avait disparu. Madeja que nous croisâmes sur le perron en compagnie d’une fille aux cheveux blonds très courts, nous déclara que « Menthe » venait de partir avec « Fritzi Trenker » et qu’il ne reviendrait certainement pas. Il éclata d’un rire qui me surprit et appuya sa main sur l’épaule de la jeune fille.

— Mon bâton de vieillesse, me déclara-t-il. Vous comprenez, Chmara ?

Puis il nous tourna le dos, brusquement. Il traversait le corridor en s’appuyant plus fort sur l’épaule de la jeune fille. Il avait l’air d’un ancien boxeur aveugle.

C’est à partir de ce moment que les choses ont pris une autre tournure. On a éteint les lampes du salon. Il ne restait plus qu’une veilleuse, sur la cheminée, dont la lumière rose était épongée par de grandes zones d’ombre. À la voix du chanteur italien, avait succédé une voix féminine, qui se brisait, devenait rauque au point qu’on ne comprenait plus les paroles de la chanson et que l’on se demandait si c’était la plainte d’une mourante ou un grognement de plaisir. Mais la voix se purifiait tout à coup, et les mêmes mots revenaient, répétés avec des inflexions douces.

La femme de Madeja était allongée en travers du canapé et l’un des jeunes gens qui l’entouraient sur la terrasse, se penchait vers elle, commençait à déboutonner lentement son chemisier. Elle fixe le plafond, les lèvres entrouvertes. Quelques couples dansent, un peu trop serrés, faisant des gestes un peu trop précis. Au passage, je vois l’étrange Harry Dressel caresser d’une main lourde les cuisses de Daisy Marchi. Près de la porte-fenêtre, un spectacle retient l’attention d’un petit groupe : une femme danse toute seule. Elle ôte sa robe, sa combinaison, son soutien-gorge. Nous nous sommes joints au groupe, Yvonne et moi, par désœuvrement. Roland Witt von Nidda, le visage altéré, la dévore des yeux : Elle n’a plus que ses bas et son porte-jarretelles et continue de danser. À genoux, il essaie d’arracher les jarretelles de la femme avec ses dents, mais elle se dérobe, chaque fois. Enfin, elle se décide à enlever ces accessoires elle-même et continue de danser complètement nue, tournant autour de Witt von Nidda, le frôlant, et celui-ci se tient immobile, impassible, le menton tendu, le buste cambré, torero grotesque. Son ombre contorsionnée s’étale sur le mur, et celle de la femme – démesurément agrandie – balaie le plafond. Bientôt il n’y a plus, à travers toute cette maison, qu’un ballet d’ombres qui se poursuivent les unes les autres, montent et descendent les escaliers, poussent des éclats de rire et des cris furtifs.

Contiguë au salon, une pièce d’angle. Elle était meublée d’un bureau massif à nombreux tiroirs, comme il en existait, je suppose, au ministère des Colonies, et d’un grand fauteuil de cuir vert foncé. Nous nous sommes réfugiés là. J’ai jeté un dernier regard sur le salon et je vois encore la tête de Mme Madeja rejetée en arrière (elle appuyait sa nuque contre le bras du canapé). Sa chevelure blonde tombait jusqu’au sol, et cette tête, on aurait cru qu’elle venait d’être tranchée. Elle s’est mise à geindre. Je distinguais à peine l’autre visage, près du sien. Elle poussait des gémissements de plus en plus forts, et prononçait des phrases désordonnées : « Tuez-moi… Tuez-moi… Tuez-moi… Tuez-moi… » Oui, je me souviens de tout cela.

Le sol du bureau était couvert d’un tapis de laine très épaisse et nous nous y sommes allongés. Un rayon, à côté de nous, dessinait une barre gris-bleu qui allait d’un bout de la pièce à l’autre. L’une des fenêtres était entrouverte et j’entendais frissonner un arbre dont le feuillage caressait la vitre. Et l’ombre de ce feuillage recouvrait la bibliothèque d’un grillage de nuit et de lune. Il y avait là tous les livres de la collection du « Masque ».

Le chien s’est endormi devant la porte. Plus aucun bruit, plus aucune voix ne nous parvenait du salon. Peut-être avaient-ils tous quitté la villa et ne restait-il que nous ? Il flottait dans le bureau un parfum de vieux cuir et je me suis demandé qui avait rangé les livres sur les rayonnages. À qui appartenaient-ils ? Qui venait le soir fumer une pipe ici, travailler ou lire un des romans, ou écouter le bruissement des feuilles ?

Sa peau avait pris une teinte opaline. L’ombre d’une feuille venait tatouer son épaule. Parfois elle s’abattait sur son visage et l’on eût dit qu’elle portait un loup. L’ombre descendait et lui bâillonnait la bouche. J’aurais voulu que le jour ne se levât jamais, pour rester avec elle recroquevillé au fond de ce silence et de cette lumière d’aquarium. Un peu avant l’aube, j’ai entendu une porte claquer, des pas précipités au-dessus de nous et le bruit d’un meuble qui se renversait. Et puis des éclats de rire. Yvonne s’était endormie. Le dogue rêvait en poussant, à intervalles réguliers, une plainte sourde. J’ai entrebâillé la porte. Il n’y avait personne dans le salon. La veilleuse était toujours allumée mais sa clarté paraissait plus faible, non plus rose, mais vert très tendre. Je me suis dirigé vers la terrasse pour prendre l’air. Personne non plus, sous la lanterne chinoise qui continuait de briller. Le vent la faisait osciller et des formes douloureuses, quelques-unes d’apparence humaine, couraient sur les murs. En bas, le jardin. J’essayais de définir le parfum qui se dégageait de cette végétation et envahissait la terrasse. Mais oui, j’hésite à le dire puisque cela se passait en Haute-Savoie : je respirais une odeur de jasmin.

J’ai traversé de nouveau le salon. La veilleuse y répandait toujours sa lumière vert pâle, par vagues lentes. J’ai pensé à la mer et à ce liquide glacé que l’on boit les jours de chaleur : le diabolo menthe. J’ai entendu encore des éclats de rire et leur pureté m’a frappé. Ils venaient de très loin et se rapprochaient tout à coup. Je ne parvenais pas à les localiser. Ils étaient de plus en plus cristallins, volatils. Elle dormait, la joue appuyée contre son bras droit, tendu en avant. La barre bleuâtre que projetait la lune à travers la pièce éclairait la commissure des lèvres, le cou, la fesse gauche et le talon. Sur son dos, cela faisait comme une écharpe rectiligne. Je retenais mon souffle.