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Béru s’arrache lamentablement de son siège.

— Vous êtes des pillards, reproche-t-il fermement. Tous ces kilos accumuloncés pendant des années et qui partent en flaques, vous voudrez que je vous dise ? C’est déshonorant !

Il suit pourtant le Fripé jusqu’à la pièce garnie de bois où un thermomètre exaspérant indique 90° centigrades.

Votre San-Antonio bien-aimé s’approche de la croisée pour regarder jouer Marie-Marie. Des tas, des monceaux, des montagnes de sentiments divers le hantent. Il pense que la Société est une dégueulasserie (ce qui n’est pas original) car elle ne respecte rien. C’est une ogresse hypocrite qui pousse des cris scandalisés devant les mocheries de la vie pour qu’on ne s’aperçoive pas trop qu’elle les perpètre !

Envoyer Béru et sa nièce dans cette sinistre base du Rondubraz ! Peut-on trouver plus vil, plus dégradant ?

Une petite fille de huit ans ! Seigneur, mais qu’est-ce que tu fous ? « Laisse ta corde à sauter et tes poupées, Marie-Marie, et suis ces pieds-nickelés de l’ombre sur le terrain de leurs louches exploits ! Puisque tu es habile de tes doigts et que la serrurerie n’a pas de secrets pour toi, franchis les barrages perfides et va ouvrir un coffre puissamment surveillé. » Honte à nous ! Honte au Vieux ! Jamais je ne laisserai s’accomplir ce crime de lèse-humanité. Qu’allons-nous devenir, misère du Ciel, si on utilise les gamines à des besognes pareilles !

— Tu parles tout seul ? s’étonne le Bêlant qui revient du sauna.

Je m’ébroue (de noix).

— Viens avec moi, Pinuche !

— Où ça ?

— Chez Alfred, le coiffeur. Sa disparition et celle de Berthe commencent à m’inquiéter.

— Le Gros aussi se fait du mouron.

— Où est Laronde ?

— Au bourg, il est allé acheter des cigarettes…

Nous sortons.

— Où qu’z’allez ? nous lance Marie-Marie, essoufflée.

— Faire une course. Quand le brigadier reviendra, dis-lui qu’il surveille bien ton oncle car sa fringale lui grimpe au cerveau. Et ce serait une catastrophe s’il se mettait à boustifailler maintenant.

— Ça retarderait not’ voyage ?

— Exactement.

Elle me cligne de l’œil.

— Alors compte sur moi, Antoine. Je l’aurai à l’œil…

Là-dessus elle se remet à cordasauter.

Vachement pimpante, la boutique d’Alfred. On sent tout de suite l’homme de classe. Le soubassement est en marbre noir. Les vitres dépolies s’agrémentent de motifs blancs représentant des déesses penchées sur des vasques et son blaze s’étale au-dessus de la porte, en caractères dorés vachement majestueux.

J’actionne le bec-de-cane en cuivre ouvragé, mais la lourde est fermée à clé.

— Passons par l’allée, conseille la Vieillasse.

On s’engouffre (de Padirac) sous un porche silencieux, sobrement meublé d’un compteur électrique et d’un vélo Solex. Des senteurs d’huile chaude qui achèveraient de démoraliser Béru flottent sous la voûte. Elles émanent d’une loge de concierge sise à l’entresol. Nous remontons le courant de ces effluves et je toque à la vitre d’une porte aussi étroite que la guillotine. Contrairement à la tradition qui représente les pipelettes sous des traits carabosses, c’est une aimable dame, jeune et tuberculeuse, qui nous ouvre. Un nuage s’évade de la friteuse et s’abat sur nos épaules.

— Le salon de coiffure est fermé ? questionné-je, assez sottement, puisque aussi bien je viens de m’efforcer en vain sur la poignée de sa porte.

— Parlez-moi-z’en pas, vivace la Dame aux Camélias des escaliers ; ça fait plusieurs jours et je commence à me demander s’il serait pas arrivé quelque chose à monsieur Alfred. C’est pas son habitude de fermer boutique sans cris-égare.

— Il habite l’immeuble ?

— Ouais, mais il est pas chez lui. C’est moi que je lui fais le ménage, j’ai les clés de son appartement et y est pas !

Elle tousse dans les vapeurs de beignets qui nous environnent.

— C’est louche, je crois qu’y faudrait affranchir les matuches.

— Voilà qui est fait, affirmé-je en écartant la fumée huileuse de la main pour lui permettre de lire ma carte.

Elle jette un coup d’œil et annonce :

— J’sais pas lire : je suis bretonne.

— Voilà qui doit vous poser des problèmes pour prendre connaissance du courrier de vos locataires ?

— C’est mon mari qui me le trille et qui me le lit.

Je renonce à célébrer l’instruction du tuberculeux consort pour revenir à mes moutons (frisés puisqu’ils concernent un coiffeur).

— Et la femme de monsieur Alfred ?

Elle s’arrondit les orifices afin de bien aménager sa rampe de lancement à ragots.

— Vous savez donc pas qu’ils sont en insistance de divorce depuis plusieurs mois, rapport que ’sieur Alfred a une lésion avec la femme d’un de ses amis, une grosse dondon que le mari est dans la police ?

— Que m’apprenez-vous là ! m’égosillé-je histoire de lui laisser le bénéfice de sa révélation.

— Sifflet ! Sifflet ! noblise la poitricierge, parodiant la vieille locataire du sixième qui fut baronne dans une vie antérieure.

— Depuis combien de temps le magasin est-il fermé ?

La tuberculose réfléchit.

— Ça doit faire une sixaine de jours.

— Et quand avez-vous vu Alfred pour la dernière fois ?

La pipelette-de-Koch n’hésite pas.

— Eh ben, ça remonte à vendredi dernier. Je vais vous espliquer. Justement je balayais le trottoir autour de mes poubelles dont à cause de la grève des boueux c’était plein de pluchures autour. Sur le coup de six heures, la grosse vache que je vous faisais état ci-dessus arrive, toute pompante. M’sieur Alfred raccompagnait une cliente. « Ent’ vite, ma poule ! qu’il dit à son boudin, y me reste plus qu’une coupe et je boucle la cabane. » Depuis dès lors, terminé : je l’ai plus revu. L’lendemain, le salon était fermé et son appartement vide.

— Y avait-il couché ?

— Tiens, non, c’t’exaque, tressaille la cerberculeuse. L’lit était pas défait…

— Rien n’indique qu’il soit parti en voyage ?

— Non.

— Vous n’avez rien remarqué de particulier dans le magasin, en faisant le ménage ?

— J’fais pas le ménage au magasin. C’est m’sieur Alfred qui s’en charge car il est très méticuleux rapport à ses instruments de travail dont il voudrait pour rien au monde que quéqu’un d’autre touche. Faut dire que son salon est très perfectionné.

Le nuage friteur devient de plus en plus opaque. À croire que le fameux Fog londonien dont ne parlent pas les Anglais s’est abattu dans cette loge laconique. Pinuche, qui n’a rien dit jusqu’alors, profite d’un silence pour placer une question extrêmement pertinente.

— Madame, fait le Détritus, vos beignets ne seraient-ils pas en train de brûler ?

— Je ne fais pas de beignets ! répond paisiblement la con-bacillaire.

— Alors vos frites, peut-être ? hypothèse la Guenille.

— Mon Dieu, mes frites ! s’égosille l’aimable personne digne des loges en disparaissant dans ses brouillards astraquestes.

Nous retournons devant le salon de coiffure.

— Que penses-tu de tout ça ? me demande Pinuche.

— Rien de très bon, avoué-je.

— C’est louche, hein ?

— Fortement, renchéris-je en dégainant mon sésame.