— « Ils » les avaient kidnappées ?
— Non.
— Alors ?
— Il y avait un énorme pain de plastique dans le canapé du salon.
— Oh, oui, je pige…
Il opine, satisfait de ma compréhension. Peut-être qu’il me berlure. Mais peut-être dit-il vrai ? Et moi, Santonio, l’as des ânes, le psychologue type, je crois qu’il ne ment pas.
— On ne sacrifie pas trois personnes et un hydravion pour conjurer une menace. « Ils » n’auraient pas osé faire sauter leur truc, assuré-je.
— Peut-être que si.
C’est à cause de ce peut-être que Chaglaate est décédée.
Bérurier, qui ne connaît en fait d’anglais que des mots épars tels que « Whisky, dearlinge ou bioutifoule » intervient.
— Hé, l’aminche, me fait-il, j’ai l’droit d’y causer, moi t’aussi !
— Mais tu ne parles pas l’anglais, Gros !
— Il aura qu’à apprendre l’franchecaille, c’est p’t-êt’ pas moi qui vas faire l’premier pas, non ?
Soucieux de commencer sans plus attendre l’éducation de notre homme, Alexandre-Benoît s’agenouille près de lui et lui annonce en lui caressant le visage :
— Tizisse your gueule ! Volume ripite aftère ma pomme, mec : gueule !
Une baffe amène l’autre à composition (française).
— Guiole ! il murmure.
— Au poil, complimente Béru.
Il brandit son fabuleux poing de chourineur.
— Tizisse maille poing. Ripite un peu qu’on voye : poing !
— Pouïïng ! dit l’autre.
— Parfait, ça ira tout seul, prophétise le Gros. Vise un peu ce que je vais faire av’c ce poing et ta gueule !
Le coup part. Le nez du pilote ressemble illico à une tomate qu’on avait mise à mûrir sur le rebord d’une fenêtre située au cinquième étage au-dessus de l’entresol et qui a chu.
— Tizisse un uppercut, fait-il. Ripite, allez, ripite bien : uppercut. Uppercut, bordel, ou j’t’massac.
— Uppercut ! dit Saälkonaar en reniflant son sang.
— Dix sur dix, bonhomme, jubile Bérurier, tu voyes bien qu’ t’es doué pour l’français !
SARCELLES
On gratte à la porte. Le bruit me fait sursauter car, jusqu’alors, l’inspecteur préposé à la garde extérieure toquait sur un rythme à lui. Illico, pour ne pas toujours dire dard-dard, ce qui est dégueulasse, je calamistre mon pote Tu-tues. Chosacchi rigole jusqu’aux gencives.
— Ne vous caillez pas, commissaire, c’est la mère Smoulard.
— Sa bonne femme ? fais-je en montrant le blessé.
— Oui. Elle vient le soir, quand tous ses mouflets sont dans les torchons, en accord avec le docteur.
Il va déboucler et une personne du genre lamentable pénètre. Une sorte de grosse fille bouffie, dont il est sûr et certain qu’elle deviendra une ogresse d’ici une dizaine d’années. Elle est spongieuse, flasque, jaunâtre, avec des lèvres décolorées, un bide que de mauvaises grossesses ont rendu irrécupérable, des yeux mémorables, des bajoues à la graisse rance et une odeur que je peux pas te raconter, sauf qu’elle est débandante en plein et qu’elle te donne envie d’ouvrir grande la fenêtre au vent du large, et grande la porte au représentant de la maison Printil. Car ce que les gens ont de pire que leurs sales gueules, crois-moi, c’est leur odeur, et ça, ça ne s’arrange pas en vieillissant.
Et alors bon, voilà la mère Smoulard qui entre. Elle est vêtue d’une robe en toile de sac et porte un sac taillé dans une vieille robe. Et la vie c’est comme ça maintenant, quoi, merde, elle peut pas rester toujours pareillement réglée comme du papier à moujik.
Elle s’avance, dandinante, jusqu’au lit, mais en nous regardant et nous saluant à chaque pas. Presque en se prosternant. Je lui fais impression. Notre nombre aussi. Car j’sais pas si tu te rends compte : trois flics dans une chambre de malade, ça se remarque. Et quand parmi se trouve Béru, ça fait encombrant.
Elle va donc au plumard où gît son vieux matou fané. Elle lui dépose une bisouille au front, comme on pique un bouquet dans la jardinière emplie d’eau fétide d’une tombe, pour la Toussaint. Et elle dit : « Bonjour, Joseph, ça va ? Comment t’est-ce tu te sens ? »
Et Joseph marque une réaction. Il fait « Gravvv gravvv ». Son épouse ajoute qu’elle lui a apporté un transistor tout neuf, cadeau qui lui a été adressé par les camarades de travail de la voirie. Et qu’avec on peut prendre Europe, Luxembourg au poil. Et elle branche le zinzin qui se met à glafouiller, siffler, éjaculer des giclées de Patrick Juvet tout autour, et qu’ensuite y a François Diwo, comme quoi une équipe de jeunes filles sans argent cherche un vieux gus riche avec une grande chignole pour les emmener en vacances sur la Côte. Et ça cause étranger par inadvertance, du fait d’un con de Chleuh qui s’est fourvoyé parmi nos kilocycles, je te demande un peu, ces gens-là, maintenant qu’ils ont fait grimper du lierre sur leurs fours crématoires, ils se croient tout permis.
Et la cacophonie finit par lui emberlificoter les portugaises. Alors elle coupe. D’ailleurs, si tu veux mon humble avis, Smoulard n’est pas encore en état d’apprécier les beaux récits épouvantables de Pierre Bellemare. Pour l’instant, ça joue du luth dans son sub. Sa Ninette s’avachit sur le plumard. Sa robe s’est retroussée et le Gravos s’hâte d’aller mater à bonne distance l’entrecuisse Renaissance à la jolie petite madame.
Ça a toujours été un rêveur, Béru, un nostalgique de la cressonnière. Une chatte entr’aperçue le plonge dans des féeries.
La scène entre les époux est touchante, quoique un brin laconique.
La Bouffie raconte sa journée à Joseph. La vie scolaire des trois enfants. Riri qui a encore des poux, d’à force de « côtetoyer » ces Bicots. Marlène qui lui a ramené un 4 en calcul. Gaétan qui a encore pissé dans son froc malgré qu’il va avoir sept ans. Et puis y a les voisins du dessus et leur boucan du diable. Et alors elle a reçu la note d’électricité et ils déconnent à pleins compteurs, l’Edéeffe, pour majorer pareillement. Ils confondent sa quittance avec celle des Galeries Lafayette !
Et à chaque phrase qui tombe de cet organe familier, le brave Smoulard fait « gravvv gravvv », manière de prouver qu’il lui file le train à sa viandasse, qu’il est encore dans le circuit malgré ses pattounes fauchées et son court-jus dans la théière.
Leur cinoche dure un bout, et pourrait durer toute la nuit, mais Mme Smoulard faut qu’elle doive rentrer, toujours biscotte les gamins que la gentille voisine d’à côté lui garde, vu qu’elle est seule depuis que son bonhomme a mis les adjas avec une serveuse de bar. Bon, ben elle a été ravie de constater qu’il est sur la voie à grande circulation de la guérison, son Joseph. Soigné aux petits oignons et en bonne compagnie de gens dévoués.
— Si vous voulez bien me le permettre, chère madame, je vais vous raccompagner jusqu’à votre domicile, proposé-je, ma voiture est dans la cour.
— J’y vais t’aussi, décide le Monstrueux, sans même me consulter.
Elle est aux anges, la daronne, d’être traitée duchesse. Ces messieurs empressés, ça lui vertigote un peu la coiffe. Elle cloque un bisou discret à son agonique. Rabat sa jupe, referme sa chatte et son sac. Debout ! Parée ! En route !
— Nous allons revenir, promets-je à Chosacchi en lui décernant une œillade entendue.
Dehors, Machin fait de la délectation morose. Y a plus de circulance dans les couloirs. Les infirmières de jour ont été remplacées par celles de nuit. Et tu as sans doute observé que ce sont les vioques en général qui se cognent la nuit. Les veuvasses défraîchies qu’ont pas de julots à border ou à turluter. Plus personne. Alors elles consacrent leurs nuits vides aux malades. De jour, elles sont moins seules. Ça se passe sans histoire : le traintrain.