On pénètre chez Albert. C’est sympa, ça sent la fritoche et faut enjamber un gros chien-loup endormi quand on entre. C’est la mère Albert qu’est au fourneau et qui houspille un serveur anémique, aux cheveux trop longs pour mon goût et celui des plats qu’il véhicule.
On propose la banquette à dame Smoulard, rayonnante d’aise. Bérurier se pose auprès d’elle, ce qui te prouve que ce soir-là n’est pas celui de la banquette en question ! La Smoulard nous dit :
— C’est jour de fête, décidément !
Tu parles !
On opte pour des caillettes de l’Ardèche et du petit salé aux lentilles. Beaujolpif du patron, naturellement.
Je demande la permission de tubophoner pendant que les deux amoureux se pétrissent les jambons, in memoriam.
L’hôpital ne répond pas.
J’appelle le commissariat de Sarcelles, tente de me faire connaître, mais on me prend pour un loustic et on m’envoye chez Plume. Tiens, c’est une idée, chez Plume !
Je me branche sur mon pote Sigismond, de France-Soir. Par chance, bien que j’en manque singulièrement pour l’instant, je l’obtiens sans cascader sur vingt-cinq postes.
— Paraîtrait qu’il y a eu du grabuge ce soir, à l’hôpital Jean-Claude Simoën de Sarcelles ?
— T’es obligé de te rabattre sur ces va-de-la-gueule de journaleux pour être affranchi, Antoine ! ironise ce goret frileux (il pèse cent dix kilogrammes et traîne un catarrhe qui le fait ressembler à un sanatorium d’avant la pénicilline).
Il aime bien se montrer sarcastique. Ça lui tient lieu d’humour. Il prend ses vannes pour des traits d’esprit.
— Bien obligé d’aller boire aux sources pures quand on veut du renseignement surchoix, réponds-je.
— Bouge pas, c’est pas moi qui couvre le truc, je vais demander…
Il me laisse en tête à tête avec un brouhaha de salle de rédaction, à travers lequel on discerne un type qui en réclame un autre, une gonzesse qui assure qu’on lui court sur la bite (spectacle auquel je souhaiterais qu’on me conviât) plus un infernal cliquetis de machines à écrire. Du temps passe. Y a des sonneries qui pétillent. Mme Albert gueule à son serveur qu’il est un enc…, ce qui doit être à peu près vrai.
— Tu es encore là, Antoine ?
— Je.
— Six morts et huit blessés, à ton hosto !
Et vlan ! Je déguste dans les badigoinces. Tu parles d’une chouette hécatombe. Oh ! la la, l’Achille aux pieds légers, qu’est-ce qu’il va dérouiller au talon ! C’est plus que la démission, c’est l’hara-kiri qu’on va lui exiger. J’espère que son revolver d’ordonnance est bien huilé, d’un calibre impeccable.
— Six morts, répété-je, mais comment ?
— Une charge de plastic a explosé dans la chambre d’un type que gardait la police. Il a été réduit en bouillie, ainsi que les deux flics qui le surveillaient. Le plancher s’est écroulé et trois autres malades ont été bousillés à l’étage inférieur. Des infirmières ont été atteintes assez sévèrement, l’une, entre autres, a eu un bras arraché ; les pompiers sont sur place. Qu’est-ce que je pourrais te dire, encore ?
— Laisse, ça ira comme ça, murmuré-je.
— Alors à moi, maintenant, Bébé-lune, en quoi cet attentat t’intéresse-t-il ?
Je repose avec dévotion le combiné sur sa fourche.
Béru et sa conquête dévorent.
— Qu’est-ce que tu branlais, au biniou ? reproche mon ami, v’là cinq minutes qu’on fut servi et j’ai dû bouffer tes caillettes qu’auraient refroidises sinon, mais j’t’en vas commander d’aut’.
— Pas la peine, Gros, je… je n’ai pas très faim après tout.
— Vous avez tort, m’avertit la veuvasse bouffie, elles sont excellentes ; franchement, je suis pas prête d’oubliller cette soirée.
— Moi non plus, dis-je en emplissant mon verre.
HELSINKI
M. Kipeët Pluokksonkuü (l’authentique) habitait une confortable villa du quartier résidentiel. Deux superbes Mercedes stationnaient sur le terre-plein précédant la maison lorsque nous survînmes. Obéissant à mes indications, Martinet se rangea devant l’aimable barrière blanche, purement décorative, qui cernait la pelouse et marcha courageusement vers la demeure du rédacteur en chef.
J’avais confiance. Ce garçon possédait un tel naturel qu’il ne pouvait éveiller les soupçons. Je savais que « les autres » mordraient à pleines dents dans son histoire. Ils prendraient notre ami pour un grand con de rouquin, juste assez marle pour piger qu’il avait assisté à un événement susceptible de lui rapporter de l’argent. Ils voudraient se faire indiquer la retraite de Bérurier au plus tôt. Jusqu’à ce que notre pote barbu les y drive, il ne craindrait rien. Seulement, une fois parvenus à destination, « les fameux z’autres » commenceraient par l’effacer. Le jeu consistait donc, pour nous, d’intervenir avant le ralliement général.
Du temps s’écoula. La discussion devait s’accompagner d’une certaine âpreté. Nous avions ligoté et bâillonné le pilote, l’avions déposé dans le coffre servant de banquette, et, l’œil rivé à une déchirure du rideau, je contemplais la maison du journaliste avec cette acuité dont fait preuve le faucon quand il se trouve placé à bonne distance d’un vrai. La demeure cossue disait l’aisance d’un type arrivé dans un pays chiatique où il n’y a qu’un jour et qu’une nuit par an.
On devinait, à travers les baies aveuglées de rideaux, des pièces moelleuses et bien éclairées où l’on devait beaucoup séjourner.
Et puis, alors que l’impatience me grouillait aux miches tel un boisseau de fourmis, la porte se rouvrit et quatre hommes parurent. J’en reconnus deux : Martinet et le faux Kipeët que nous avions rencontré au journal. Outre eux, il y avait là un gros bonhomme chauve et un grand gonzier avec un blouson de cuir et un bonnet à la con. Le type chauve (sans doute le vrai Pluokksonkuü) prit congé des trois autres et attendit qu’ils fussent partis pour refermer sa lourde. Martinet et les deux copains discutèrent un petit chouillet, debout devant les Mercedes. Notre bon barbu désignait le camping-car. A la fin il s’avança seul vers nous tandis que ses escorteurs s’engouffraient dans l’une des Mercedes. Il monta à son volant en fredonnant « Paris est une blonde » et s’abstint de parler. Nous ne bronchâmes pas. Martinet opéra alors une manœuvre pour retrouver la direction souhaitée tandis que la Mercedes procédait de même sur le terre-plein gravillonné.
Le maigre cortège (ça commence par deux) s’organisa. Nous roulions devant, à allure modérée, les deux autres calquant leur vitesse sur la nôtre.
Quand nous fûmes dans une zone obscure, Martinet se mit à parler, certain que les autres ne pouvaient apercevoir le mouvement de ses lèvres dans son rétroviseur.
— T’as vu ça, le flic ? me lança-t-il. Comme dans la résine, nom de Dieu ! Comme dans la résine !
Il était joyeux parce que satisfait de sa prestation.
— Ils sont vachement tatillons, déclare notre copain. Le nombre de questions qu’ils ont pu me poser ! Pourquoi je m’adressais au Dypaä Cekkoneri au lieu d’aller à la police, ça, surtout, ça les tracassait, je leur ai répondu que la police, elle ne me refilerait pas d’argent. Si je carillonnais à la porte de ce journal, c’est parce que le gros Béru en parlait en termes véhéments. Enfin, quoi, j’ai joué le jeu à bloc. J’ai fini par leur arracher la promesse qu’ils me verseraient dix mille marks finnois. Ils ont commencé par m’en allonger deux mille, à titre d’acompte.
— Qu’est-ce qu’ils risquent, plaisantai-je, du moment qu’ils croient les récupérer après t’avoir filé une prune dans la tignasse.