Martinet se ressaisit, mais il continue de fulminer.
— Tu parles d’un manche à couilles, cézigue, démolir ma tire à coups de cognée ! Le prix que j’ai payé cette charrette, merde !
C’est ce qu’il retient de l’accident, le barbu rouquemoute. Souvent, tu observeras, les hommes mouronnent pour des détails.
— Avec le blé qu’ils t’ont refilé, tu pourras t’en acheter une autre, dis-je espérant le calmer. Allez, arrache-moi l’autre tordu de la merdouille, lui, je sais comment l’opérer, car il me le faut vivant.
Notre pote remet la guimauve. Rassemblant toute sa science mécanique, il parvient à tirer la Mercedes hors du bourbier. Notre allure redevient plus normale. Alors je fais basculer le mort sur le plancher et je me coule à sa place. Ensuite de quoi je chope la mitraillette.
— Je vais sauter par la portière de droite, annoncé-je à mes équipiers. Martinet, tu fileras alors un grand coup de patin de façon à ce que l’autre se cramponne à son volant et que sa tire parvienne rapidement à ma hauteur. Quand nous aurons opéré notre jonction, lui et moi, tu stoppes et vous radinez à la rescousse.
Martinet répond que oui et me recommande d’épargner son véhicule si je suis amené à faire usage de la sulfateuse. Sa grande bagnole, c’est comme qui dirait sa maison, pis : sa compagne. Cela fait des années qu’ils vivent ensemble. Ils ont leurs habitudes. Ils s’aiment, quoi.
Je pose la main sur la poignée de la porte.
— Prêts, les gars ? Alors allons-y !
SARCELLES
Son droit d’ânesse, tu peux jurer qu’elle le larguerait contre un plat de lentilles, la Smoulard, rien qu’à la manière qu’elle attaque son petit salé, baïonnette au canon, le mufle dans le fumet du plat, les yeux pleurant d’un bonheur avant-coureur.
— Ce transistor qu’on a offert à votre mari, dis-je, c’est rudement gentil.
— Mgnouff, mgnouff ! répond-elle, la bouche pleine de trucs brûlants et mal rassemblés.
— Ses amis de travail, m’avez-vous dit ?
— Mgmouff mgnouff !
— C’est l’un d’eux qui vous l’a apporté ?
Elle engloutit sa gueulée de porc, torche ses larmes résultantes et dit :
— Un gosse l’avait déposé chez la concierge.
— Il y a longtemps que vous étiez mariés, Smoulard et vous ?
Je me mords les lèvres en m’entendant lui refiler un funèbre imparfait subjonctivé dans la gingivite, mais c’est pas le genre de bâfreuse à tiquer sur ces détails.
— Douze ans ! articule-t-elle.
— Il faisait quoi, Joseph, quand vous vous êtes rencontrés ?
— Il vendait sur les marchés. Des coupe-tomates. Ça marchait, mais y fallait trop qu’y s’ déplace. Quand t’est-ce qu’on a eu not’ premier, il a postillonné pour avoir un emploi à la mairie et il l’a obtenu. Fonctionnaire, ça rapporte moins, mais c’est plus sûr. Y a la retraite au bout, quoi.
Jugeant qu’elle a suffisamment parlé, elle repart au petit salé. Béru, le regard à l’extérieur, mange à son rythme, piochant une fourchetée sur trois dans mon assiette en murmurant, pour dire de s’excuser de sa désinvolture :
— Laisse-z’y pas r’froidir, grand !
Je les regarde exécuter leur magistral duo. Ils sont faits pour s’entendre, ces deux-là. Les harmonies ne se composent pas : elles existent ou non. On ne peut que les constater.
— Dites-moi, madame Smoulard…
— Tu peux lui dire Mimiche, m’avertit le Gravos en accompagnant de lentilles. C’est son soubriquet. Pas vrai, Mimiche, qu’y peut t’ dire Mimiche ?
Mimiche s’extrait un estimable morcif de cochon d’entre deux dents, à la pointe de la langue, le recrache dans son assiette, et affirme que « bien-sûr-avec-plaisir ».
— Chère Mimiche, avez-vous jamais entendu votre époux prononcer le nom d’Arthur Rubinyol ?
— Comment t’est-ce vous dites ?
Je répète. Elle aussi, mais d’un ton qui donne à comprendre que ce nom ne lui est pas familier, voire qu’il lui est totalement inconnu. Rien n’est plus sinistre pour un garçon cultivé que de rencontrer des bipèdes ignorant les célébrités de leur époque.
— Non, jamais j’ lui ai entendu causer. C’est qui ?
— Un très grand pianiste.
— Alors, non. Chez nous, on n’aime qu’Yvette Horner.
— Aldo Petrini, ça vous dit quelque chose ?
En plein petit saloche, c’est duraille de subir un interrogatoire. Elle me le fait comprendre en me désignant sa bouche comble. Force m’est donc d’attendre.
— Non, assure-t-elle enfin, j’ connais pas. C’est quoi ?
— Un industriel italien.
— Quelle horreur !
— Vous détestez les Italiens ?
— Non, les industriels : mon mari est communiss.
— Et le rabbin Moshé Inkermann ?
— Eh bien ?
— Smoulard n’y a jamais fait allusion ?
— Lui ! Il peut pas pifer les juifs. Y dit que c’est des youtres et qu’y nous prennent tout.
Je retombe dans mon grand marasme, Béru dans mon assiette. A chaque piochée il soupire :
— T’y laisses r’froidir, c’est pas raisonnab’.
Il a commandé la troisième boutanche de beaujolais. La Mimiche proteste mollement que ses gosses et cette pauvre maâme Lantier doivent s’inquiéter. Béru lui conseille de ne pas s’inquiéter de leur inquiétude. C’est pas de sa faute si son con de mari est pas foutu de prendre un train correc’ment, merde ! Elle a droit à des compensations. Elle est jeune, Mimiche. Elle a un avenir long commak à se carrer dans l’oignelet, vrai ou faux ? Son cule-de-jatte, elle se le coltinera dans un sac tyrolien, d’accord, devoir devoir, mais faut qu’elle se paie un peu de bon temps marginal, enfin quoi, bordel ! Une femme, c’est une femme, selon lui. Non ? Ou bien serait-ce qu’il se trompe ? Ses mouflets, elle les a faits, pointe à la ligne ; qu’y viennent pas râler, nom d’ Dieu ! Que si on les forçait pas, ça vous cracherait vite à la figure, cette engeance, j’ te jure ! qu’elle oublille tout, ce soir, Mimiche. Ensuite du petit salé, y aura salade et frometoboque. Il a repéré un carré de l’Est beau comme un camion neuf, en entrant, même qu’il le renifle d’ici ! Et si ça se trouve, la taulière leur mijotera des crêpes Suzette, flambées armagnac. Il raffole du vieillard maniaque, Béru. Il rit. Il explique son rire : vieillard maniaque pour vieil armagnac ! Ça, c’est de l’humour. Il adore les facéties. Et après le café, il lui poussera un petit coup de rebelote, mais pas dans la cariole, cette fois ils tringleront en prenant bien ses aises. Ils iront au Forcing Hôtel, vers la porte de Clignancourt. Y a des glaces au plafond et on se voye jambonner, ça excite.
— Dites, Mimiche…
— Mgnouf mgnouf ?
— Savez-vous si votre mari est allé en Finlande ?
— En quoi ?
Je répète. Non, Joseph, à part leur voyage de noces à Genève, il n’a positivement jamais quitté la France. Sauf une autre fois : sur la Costa Brava, avec leur beau-frère, dans un petit hôtel très propre mais où l’on ne savait pas faire le steack frites ni la mayonnaise.
Béru renchérit que la mayonnaise, y a que la France. Quand il part à l’estranger, il a toujours son tube Amora sur lui pour voir venir.
Donc Smoulard n’a jamais connu les trois autres victimes et il n’a jamais porté ses pattounes sectionnées sur le sol finnois. Et pourtant, pourtant, ses nom et adresse figuraient sur la liste que j’ai trouvée là-bas !
FORET FINLANDAISE
Je suis assez doué pour les opérations de commando. Le Seigneur, par l’intermédiare de papa et de Félicie, m’a doté de réflexes fulgurants. Alors, pour ce qui est de mon petit raid éclair, façon Entebbé, je te vous l’exécute, meâmes et messieurs, en deux temps trois mouvements. Faut dire que Martinet-barbe-rousse coordonne parfaitement sa manœuvre… A peine ai-je bondi hors du véhicule que la Mercedes se pointe déjà à ma hauteur, avant que son conducteur ait pu piger que je n’étais pas son pote. Je file une terrible branlée dans le pare-brise, avec la crosse de la soufflante. Instantanément ce dernier devient opaque avec un trou rond dans le mitan par lequel je peux discerner l’œil effaré du chauffeur. Je retourne l’arme pour présenter le canon par l’ouverture de la portière et je déclare en anglais :