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— Quelle est l’identité du père Teufteuf ?

— C’est le comte Yabézeff.

— Il est ici ?

Et ce mot, ce cher mot, si bref, mais si confortable, si dopeur, si parfait, si coulant qu’il ne comporte ni boucles ni jambages, si rare qu’il n’est tissé que de voyelles : oui. T’as bien entendu ?

— OUI.

SAINT GLINGLIN-SUR-LOING

(Suite et le reste)

Mon principal défaut, et donc le seul, réside dans ma xénophobie. Mais achtung, mignonne : celle-ci ne s’exerce pas contre les gens d’ailleurs, ce qui est un comble, mais contre les cons. Car, pour moi, c’est eux les véritables étrangers de l’existence. A cultiver ce principe, on se sent vite seul, ce qui est assez con.

Moi, au premier regard, je sais que le comte Yabézeff est un vieux con. Superbe, certes, de grande allure, mais authentique. Car il faut être un vrai nœud volant, t’avoueras pour, à cinq plombes du mat, recevoir deux flics vêtu comme à Mogador, avec un monocle vissé sous l’arcade souricière (comme dit Béru). Il a une belle barbe de basse noble dans Boris Godounov, teinte en queue-de-vache et une chevalière d’or, grande comme un bouclier, où s’étalent les armes de sa famille.

Son regard exprime l’orgueil le plus délirant. Automatiquement, il se distancie. Te refoule dans des confins moujiks. La piaule du père Teufteuf est quasiment monacale. L’occupant a gardé pour soi l’unique siège : un fauteuil d’osier harassé. Il lisse le col d’hermine mitée de sa robe de chambre en velours incarnat, pleine de trous et de jaune d’œuf.

Il est vieux, très vieux, mais ferme comme le métal (à l’exception du mercure bien sûr). Sa mâchoire saillante se crispe tandis qu’il mâche et remâche d’imprécises rancœurs.

On le devine gonflé d’imprécations russes et de gros mots parisiens dont il s’est enrichi pendant les cinquante piges passées à son volant.

— Quié-ce qui passe la tête dié vinir riveiller pleine nuit ? demande cet austère personnage.

Et il secoue son col de fourrure dont les poils se répandent autour de sa personne comme le duvet du pissenlit autour de sa tige brusquement dénudée par un coup de vent.

Moi, ce genre de dingue, je crois savoir m’y prendre. Si tu veux en tirer un maxi, entre dans leur jeu et va plus loin.

Je m’incline très bas, comme Jeanne d’Arc quand elle eut retapissé Charles VII parmi ses courtisans au château de Chinon.

— Excellence, dis-je, croyez que nous sommes confus de troubler votre sérénissime sommeil, mais nous savons que votre esprit de justice est immense et qu’on ne fait pas appel à lui en vain.

Badaboum ! Il ouvre grand son œil monoculé, surpris par ce langage. Et puis, flatté, il secoue sa main sur son hermine, faisant ainsi voleter un nuage blanc de poils déguisé en plumes.

J’entends craquer la pomme d’Adam de Mathias, tant tellement qu’il jubile de mon numéro, le Chalumeau.

— Ji vous écoute ! m’annonce le comte Teufteuf.

— Excellence, vous eûtes pour compagnon et, je le pense, ami, le prince Boufftapine, homme presque aussi illustre que vous, n’est-ce pas ?

— Chi t’ixagte !

Et il se signe à l’orthodoxe, c’est-à-dire en portant l’extrémité de ses doigts à son épaule droite avant la gauche.

— Prince Boufftapine grlland ami moi, trllès grlland ami ! Lé pauvrlle !

Resignage de croix, aussi rapide et orthodoxif que le précédent.

— Cette altesse vachement sérénissime et antidérapante est morte écrasée par un chauffard.

— Ci abôminâble ! clame le comte Yabézeff en donnant du poing sur l’accoudoir nazebroque de son fauteuil.

Et à partir de tout de suite, comme naguère pour la Mélanie, je renonce à son accent, à ses pompes et à ses œuvres, qu’enfin merde j’ai autre chose à foutre.

— Nous avons la preuve qu’il s’agit d’un attentat, Excellence. Votre grand merveilleux ami, si glorieux, jaspé, endémique et couronné fut assassiné, telle est la cruelle vérité.

Yabézeff s’est à demi dressé au-dessus de son siège branlant. Puis, foudroyé par la révulsion que lui inspire une telle perspective, il s’y laisse retomber, si violemment, que les fluettes guibolles du siège se mettent en « 8 », si bien qu’à présent, le père Teufteuf est dos à nous. Pour la suite de la converse, deux solutions : ou bien le ramener dans sa position antérieure, ou bien aller nous placer face à sa nouvelle posture. Nous optons pour cette seconde version, la première pouvant présenter des risques énormes compte tenu de la vétusté du siège.

— Assassiné ! redit-il comme un écho qui roulerait les « r » sans qu’il y en eût pourtant un seul dans le mot.

— Oui, votre chère et fabuleuse Excellence en parfait état : vidange-graissage, lubrification du châssis ; oui, mon comte : assassiné, lui, un descendant des Romanov braisés et des Strogonov à la tomate ! Assassiné comme n’importe quel Raspoutine de service. Assassiné bassement, traîtreusement. Assassiné comme le grand tsar Nicolas-j’sais-plus-combien surnommé : le petit père dépeuple. Vous pensez bien, ô grand comte, qu’un tel forfait crie vengeance. Crions avec lui !

Je lance mon bras en avant en hurlant :

— Vengeance !

Et le père Teufteuf répète de même : « Vengeance ! »

Par trois fois consécutives ; ce qui est beau, tu sais ; et impressionnant, oh ! la la combien !

Bon, et alors on se calme.

— Vous n’auriez pas cigarette ? demande le comte.

J’ai cigare, c’est pire bien mieux, signé Davidoff en plus, vive la sainte Russie ! Tiens, mon comte, fume !

Un odorant nuage se constitue, qui embaume nos âmes surmenées. Et on cause.

— Cher grand comte de mes chères deux comtesses, dis-je. Le prince qui vous avait en si grande amitié et haute estime, tout ça, a dû fatalement vous parler de la personne que voici.

Et patatraque, tout à trac, sans le moindre trac, je lui aboule la photo de « la » Finlandaise.

Le chauffeur-comte Yabézeff, grand chambellan de ceci cela et autres, assure l’étanchéité de son monocle dans la cavité réceptrice.

— La gueuse, la gueuse, la gueuse ! il imprécationne, évidemment que tout est à cause d’elle.

Un bonheur que je n’hésite pas une seconde à qualifier d’ineffable s’étale en moi comme de la morphine dans les veines d’un camé.

Se pourrait-ce donc ? En cette aube vacillante qui déjà teinte les vitres, vais-je enfin avoir l’explication tant recherchée ?

La glotte polie de Mathias le polyglotte fait entendre son léger couinement de poulie rouillée…

L’instant est capiteux, capital, captivant.

— Bravo, dit le comte en me tendant sa main à baiser, vous êtes allés vite en besogne !

— Le regretté prince vous a donc confié la vérité ? hasardé-je.

— Da, fait le russe, en français.

— Alors disez ! Disez vite, grand comte !

— Jawohl mein Herr ! répond-il étourdiment dans sa précipitation.

Et il dit.

Et voilà. Et je te résume parce qu’alors, si on continue sur ce ton, ça peut durer jusqu’à la Saint-Trou.

Tout commence par une histoire d’amour à Saint-Pétersbourg en 1917. Le jeune prince Boufftapine tombe follement amoureux d’une ravissante jeune fille, Sdenka Tastrov, qu’il avait rencontrée au cours d’une promenade à cheval dans la forêt de la Grande Moniche, au sud-ouest de Saint-Pétersbourg, quand tu sors de la pissotière située à droite de la fabrique de balais Bolchoï. Le cheval de la délicieuse écuyère s’était emballé, ce sale con. Elle criait de terreur, la pauvrette, manquant d’être désarçonnée ou de se fracturer la gueule contre les branches basses. Alors, le prince Boufftapine était intervenu, en vrai cosaque (un don qu’il possédait). Dedieu, la manière qu’il l’avait coursé, ce bourrin de mes fesses ; puis sauté aux naseaux. Et voilà qu’il s’arrête. La jeune fille défaille de peur, reconnaissance, tout ça. Le prince la reçoit dans ses bras vigoureux ; chialez pas, la belle, j’en ai une grosse comme ça ! Elle rassérène, la Sdenka. Et vlouf : c’est le big love. Toi, moi, nous deux, la vie, encore, ah ! que c’est bon ! Tu vois le style ? Hélas, elle est pas de son rang, au prince. Tu juges, le renaud de ses vieux : un Boufftapine, descendant de Pierre le Grand, de Divan le Terrible et consort, marier une simple Tastrov dont le papa, riche certes, n’a pas le moindre bout de titre à foutre dans la balance ! Dis, ça va pas la tête couronnée ! V’là le temps des chagrins qui débute. Et puis aussi la révolution. Les parents du prince sont trucidés par les rouquins. C’est le grand bidule saccageur. Il se bat héroïquement, Boufftapine. Mais sa cause est perdue et le voilà borduré de Russie. Faut qu’il enfuille. Alors il part avec… Comment je l’ai appelée déjà, c’te conne ? Ah, oui : Sdenka. Il part donc avec Sdenka. Le couple passe en Finlande où ils sont accueillis en héros. Là, le prince, au lieu de filtrer le parfait amour, grand imbécile courageux, il va se bigorner encore contre les révolutionnaires finnois. Et pendant ce temps, tu devines quoi ? La petite greluse le double. Avec, tu entrevois qui ? Oui : Arthur Rubinyol. Elle abandonne le sabre du prince pour céder au piano du jeune virtuose débutant. C’est à présent qu’elle va vraiment ressentir la grande secousse amoureuse, Sdenka. Big amour bis ! Ils partent. Quand le prince rentre de guerroyer, il est archicornard ; ne trouve plus personne, sa mésange s’est envolée avec le beau rossignol. Ils sont à Paris. Boufftapine s’y précipite. Trop tard : les voilà partis aux Zuhéssa. Le prince n’a plus un radis. Il doit gagner son bœuf strogonoff à la sueur de son taxi. La vaillante Compagnie G 7 l’engage. Flotte petit drapeau !