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On avait remarqué ça nous autres, une nuit qu'on savait plus du tout où aller. Un village brûlait toujours du côté du canon. On en approchait pas beaucoup, pas de trop, on le regardait seulement d'assez loin le village, en spectateurs pourrait-on dire, à dix, douze kilomètres par exemple. Et tous les soirs ensuite vers cette époque-là, bien des villages se sont mis à flamber à l'horizon, ça se répétait, on en était entourés, comme par un très grand cercle d'une drôle de fête de tous ces pays-là qui brûlaient, devant soi et des deux côtés, avec des flammes qui montaient et léchaient les nuages.

On voyait tout y passer dans les flammes, les églises, les granges, les unes après les autres, les meules qui donnaient des flammes plus animées, plus hautes que le reste, et puis les poutres qui se redressaient tout droit dans la nuit avec des barbes de flammèches avant de chuter dans la lumière.

Ça se remarque bien comment que ça brûle un village, même à vingt kilomètres. C'était gai. Un petit hameau de rien du tout qu'on apercevait même pas pendant la journée, au fond d'une moche petite campagne, eh bien, on a pas idée la nuit, quand il brûle, de l'effet qu'il peut faire ! On dirait Notre-Dame ! Ça dure bien toute une nuit à brûler un village, même un petit, à la fin on dirait une fleur énorme, puis, rien qu'un bouton, puis plus rien.

Ça fume et alors c'est le matin.

Les chevaux qu'on laissait tout sellés, dans les champs à côté de nous, ne bougeaient pas. Nous, on allait roupiller dans l'herbe, sauf un, qui prenait la garde, à son tour, forcément. Mais quand on a des feux à regarder la nuit passe bien mieux, c'est plus rien à endurer, c'est plus de la solitude.

Malheureux qu'ils n'ont pas duré les villages… Au bout d'un mois, dans ce canton-là, il n'y en avait déjà plus. Les forêts, on a tiré dessus aussi, au canon. Elles n'ont pas existé huit jours les forêts. Ça fait encore des beaux feux les forêts, mais ça dure à peine.

Après ce temps-là, les convois d'artillerie prirent toutes les routes dans un sens et les civils qui se sauvaient, dans l'autre.

En somme, on ne pouvait plus, nous, ni aller, ni revenir ; fallait rester où on était.

On faisait queue pour aller crever. Le général même ne trouvait plus de campements sans soldats. Nous finîmes par coucher tous en pleins champs, général ou pas. Ceux qui avaient encore un peu de cœur l'ont perdu. C'est à partir de ces mois-là qu'on a commencé à fusiller des troupiers pour leur remonter le moral, par escouades, et que le gendarme s'est mis à être cité à l'ordre du jour pour la manière dont il faisait sa petite guerre à lui, la profonde, la vraie de vraie.

Après un repos, on est remontés à cheval, quelques semaines plus tard, et on est repartis vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous. Le canon ne nous quittait plus. Cependant, on ne se rencontrait guère avec les Allemands que par hasard, tantôt un hussard ou un groupe de tirailleurs, par-ci, par-là, en jaune et vert, des jolies couleurs. On semblait les chercher, mais on s'en allait plus loin dès qu'on les apercevait. À chaque rencontre, deux ou trois cavaliers y restaient, tantôt à eux, tantôt à nous. Et leurs chevaux libérés, étriers fous et clinquants, galopaient à vide et dévalaient vers nous de très loin avec leurs selles à troussequins bizarres, et leurs cuirs frais comme ceux des portefeuilles du jour de l'an. C'est nos chevaux qu'ils venaient rejoindre, amis tout de suite. Bien de la chance ! C'est pas nous qu'on aurait pu en faire autant !

Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Sainte-Engence invitait les autres officiers à constater qu'il ne leur racontait pas des blagues. « J'en ai sabré deux ! » assurait-il à la ronde, et montrait en même temps son sabre où, c'était vrai, le sang caillé comblait la petite rainure, faite exprès pour ça.

« Il a été épatant ! Bravo, Sainte-Engence !… Si vous l'aviez vu, messieurs ! Quel assaut ! » l'appuyait le capitaine Ortolan.

C'était dans l'escadron d'Ortolan que ça venait de se passer.

« Je n'ai rien perdu de l'affaire ! Je n'en étais pas loin ! Un coup de pointe au cou en avant et à droite !… Toc ! Le premier tombe !… Une autre pointe en pleine poitrine !… À gauche ! Traversez ! Une véritable parade de concours, messieurs !… Encore bravo, Sainte-Engence ! Deux lanciers ! À un kilomètre d'ici ! Les deux gaillards y sont encore ! En pleins labours ! La guerre est finie pour eux, hein, Sainte-Engence ?… Quel coup double ! Ils ont dû se vider comme des lapins ! »

Le lieutenant de Sainte-Engence, dont le cheval avait longuement galopé, accueillait les hommages et compliments des camarades avec modestie. À présent qu'Ortolan s'était porté garant de l'exploit, il était rassuré et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de l'escadron rassemblé comme s'il se fût agi des suites d'une épreuve de haies.

« Nous devrions envoyer là-bas tout de suite une autre reconnaissance et du même côté ! Tout de suite ! s'affairait le capitaine Ortolan décidément excité. Ces deux bougres ont dû venir se perdre par ici, mais il doit y en avoir encore d'autres derrière… Tenez, vous, brigadier Bardamu, allez-y donc avec vos quatre hommes ! »

C'est à moi qu'il s'adressait le capitaine.

« Et quand ils vous tireront dessus, eh bien tâchez de les repérer et venez me dire tout de suite où ils sont ! Ce doit être des Brandebourgeois !… »

Ceux de l'active racontaient qu'au quartier, en temps de paix, il n'apparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, à présent, à la guerre, il se rattrapait ferme. En vérité, il était infatigable. Son entrain, même parmi tant d'autres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la cocaïne qu'on racontait aussi. Pâle et cerné, toujours agité sur ses membres fragiles, dès qu'il mettait pied à terre, il chancelait d'abord et puis il se reprenait et arpentait rageusement les sillons en quête d'une entreprise de bravoure. Il nous aurait envoyés prendre du feu à la bouche des canons d'en face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer qu'elle avait un contrat avec le capitaine Ortolan.

La première partie de sa vie (je me renseignai) s'était passée dans les concours hippiques à s'y casser les côtes, quelques fois l'an. Ses jambes, à force de les briser aussi et de ne plus les faire servir à la marche, en avaient perdu leurs mollets. Il n'avançait plus Ortolan qu'à pas nerveux et pointus comme sur des triques. Au sol, dans la houppelande démesurée, voûté sous la pluie, on l'aurait pris pour le fantôme arrière d'un cheval de course.

Notons qu'au début de la monstrueuse entreprise, c'est-à-dire au mois d'août, jusqu'en septembre même, certaines heures, des journées entières quelquefois, des bouts de routes, des coins de bois demeuraient favorables aux condamnés… On pouvait s'y laisser approcher par l'illusion d'être à peu près tranquille et croûter par exemple une boîte de conserve avec son pain, jusqu'au bout, sans être trop lancinés par le pressentiment que ce serait la dernière. Mais à partir d'octobre ce fut bien fini ces petites accalmies, la grêle devint de plus en plus épaisse, plus dense, mieux truffée, farcie d'obus et de balles. Bientôt on serait en plein orage et ce qu'on cherchait à ne pas voir serait alors en plein devant soi et on ne pourrait plus voir qu'elle : sa propre mort.

La nuit, dont on avait eu si peur dans les premiers temps, en devenait par comparaison assez douce. Nous finissions par l'attendre, la désirer la nuit. On nous tirait dessus moins facilement la nuit que le jour. Et il n'y avait plus que cette différence qui comptait.

C'est difficile d'arriver à l'essentiel, même en ce qui concerne la guerre, la fantaisie résiste longtemps.