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Ce qui est drôle, c’est quand on nous invite avec les princes de la jeunesse. Quand nous sommes placés à la même table que le célèbre mannequin dont on aura oublié le nom l’année prochaine, de la petite pouliche de cinéma qui nous fixe avec des yeux écarquillés. Ils sont, en chair et en os, tout ce que les vieilles midinettes que nous sommes auraient voulu être. Eux nous regardent avec une admiration pure et délicieuse. Nous avons le droit de les mépriser, de ne pas les reconnaître, de dire que nous ne les avons jamais vus, de les séduire, de leur dire : « Venez donc passer une heure ou deux à Cérisoles. »

Et dans le château où François Ier recevait Leonardo da Vinci, moi j’invite Leonardo Di Caprio — qui annule un jour de tournage, se pose en secret à Tours-Saint-Gatien, pour venir bavarder du sens de la vie et des anges avec une vieille gloire mondiale pontifiante. Le plus stupéfiant, c’est que cela me grise — et lui aussi.

Carol Harris, qui s’est tout fait refaire à seize ans, les seins, les lèvres, les cheveux, qui passe huit heures par jour dans les salles de sport et le reste chez une esthéticienne qui ne travaille plus que pour elle, souffre de n’être qu’un produit fabriqué pour rencontrer le regard du public ; elle me l’a dit, elle rêve d’authenticité. Elle fait des publicités pour le pain biologique, pauvre petite fille désespérée. Et nous, qui avons mis quarante ou cinquante ans à nous transformer en génies, nous avons l’air d’être nous-mêmes, de n’avoir fait aucun effort. Nous avons nous aussi notre silicone médiatique et nos teintures morales. Nous avons tout refait aussi, mais plus lentement. La pauvre petite Carol Harris, si elle savait à quel point elle nous ressemble.

Or, je ne suis pas seul à aimer cela : j’ai remarqué le goût, moralement aussi condamnable que la pédophilie, qu’avaient mes congénères pour la jeunesse à la mode, la jouissance extrême que nous trouvions tous à leur tenir la dragée haute, à nous venger un demi-siècle plus tard. Je repense à Lena Redrauf qui m’a téléphoné après avoir lu une interview de Karen Chabrodier, la starlette de cet été à Cannes, disant : « Ce qui m’a le plus marquée dans ma vie, c’est l’heure que j’ai eu la chance de passer en tête à tête avec Lena Redrauf, un moment inoubliable. Je suis heureuse d’avoir fait du cinéma uniquement pour ça, vous savez. » Ces petits imposteurs nous admirent. Et cette vieille lesbiche, grasse et marrante comme tout, de Lena Redrauf se pourléche.

Je me souviens du centenaire de Mariella Bonguini : toutes les télévisions du monde, des livres, des cassettes, un grand film. La pauvre n’a joué que des seconds et des troisièmes rôles jusqu’à cinquante ans révolus. Elle a été amère et haineuse jusqu’à cinquante-cinq ans au moins — après, l’argent et les gigolos ont un peu arrangé les choses. Elle a commencé à se comporter en tueuse en série un peu avant ses soixante ans. Elle est au sommet de la gloire mondiale à cent ans. Elle triomphe, elle exulte, je ne peux pas la faire taire au téléphone, elle est à la tête d’une fortune et plus invraisemblable encore pour qui la connaît, d’un « immense capital de sympathie », la chienne. Le dixième de tout cela à vingt ans aurait suffi au vrai bonheur de son existence entière. La domination du monde à cent ans, c’est comme séduire les femmes à cinquante ou devenir chroniqueur gastronomique quand on a perdu sa dernière dent. On risque d’en vouloir encore plus au monde entier. Ou alors, bonne fille de Mariella, on s’y lance à corps perdu, comme une folle, sachant bien que la gloire donne vite le goût de la mort. Elle a laissé des avis sur tous les sujets, s’est rendue au Bangladesh pour éviter la guerre et a publié un livre d’entretiens avec le dalaï-lama. Elle a acheté deux chaînes de télévision. La fondation qui accueille sa collection de tableaux contemporains, dont trois des miens, porte son nom, au Texas. Elle a fondé des hôpitaux en Tchétchénie et s’est fait photographier en infirmière. Elle est la reine mère du cinéma mondial, elle qui n’a jamais eu, et elle le sait, le moindre talent, dans aucun rôle, à aucun âge de sa triste vie et de sa pénible carrière. J’ai beaucoup ri quand j’ai lu qu’elle faisait chaque année une semaine de jeûne pour protester contre la misère dans le monde. Elle a dessiné l’an dernier douze cartes de vœux pour l’enfance, probablement avec son pied gauche. C’est efficace. On la filme encore un peu, c’est l’occasion de maigrir. Elle manifeste contre les aliments transgéniques, les manipulations génétiques, elle se rend dans la cellule des condamnés à mort du Texas. Pitié, monsieur le bourreau, encore une photo et on vous laisse. Elle crève l’écran.

Imaginons maintenant que l’on ose expliquer la vérité, dire qu’elle est nulle et qu’elle l’a toujours été. Hypothèse absurde. Si quelqu’un la dénonce, il ne sera cru par personne, elle suscitera trente opinions contraires — sans compter le plus drôle, les défenses spontanées, les voix de ceux qui, avec sincérité, l’admirent et croient en elle. Les innocents qui ont les mains pleines de ses cassettes et de ses disques — elle a été l’une des premières à se rendre disponible en DVD, doublée et sous-titrée en douze langues, zones 1, 2, 3 et 4. Ils se ruineront tous, à sa vente, pour avoir ses casseroles, les deux livres de sa bibliothèque et son dentier. Ô mort, appareillons ! Le seul vrai ennemi de Mariella, contre lequel elle se bat, qui la maintient en vie, le seul risque désormais pour elle, le mauvais tournant, c’est l’oubli, les siècles de silence qui suivront le jour de sa mort.

Une image me vient comme en rêve. Je tremble un peu dans mon lit car l’image est tremblante : Magnac, ma maison du Limousin, la demeure des moines-soldats persécutés par le roi de France, ma commanderie, qui m’est fermée, où je n’ai pas le droit de revenir, battue des vents et des pluies, la cour cernée de hauts murs où je n’ai pas remis les pieds depuis le drame — depuis que j’ai dû l’abandonner à cette pauvre Isabelle, ma seconde compagne, que j’avais tant aimée. Je revois la façade dans des couleurs flashies, vert, orange, violet, avec les volets grinçants, les crissements de dents des girouettes et les flambées dans les salons presque vides. Isabelle y grelotte encore en silence, prostrée au pied de mes vieilles photographies. Je lui ai laissé son jouet de petite fille, notre manoir. Ici, par instants, dans mon ultime forteresse, je crois sentir le bois dans ma chambre de Magnac, nos vieux meubles — et je sens qu’Isabelle m’attend encore dans l’atelier du jardin.