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Je suis content d’avoir cambriolé mon fils, il m’amuse. D’autres feuilles, toujours de la même écriture infantile : une liste de grands marchands, à Londres et New York. Il s’organise déjà pour ma dispersion, le petit chacal. Une dernière page : « Faire l’inventaire de Magnac, reloger tout le monde. Voir avec Paul. »

Qui est ce Paul ? Virgile n’a aucun ami qui s’appelle Paul. À Magnac habite sa mère, Isabelle, seule avec Jeanne, la gouvernante. Qui veut-il « reloger » ? Je m’inquiète. Je vais demander à Jacques, qui me sert à l’occasion d’espion. Je poserai aussi la question à Virgile.

Enfin, une enveloppe griffonnée. « Faire venir mon père à Paris pour lui montrer. » L’enveloppe est fermée.

Me montrer quoi ? Je n’ai pas envie de revenir à Paris, même pour aller voir, pour la centième fois, l’éditeur de mon catalogue. Je suis allé à mon inauguration, au Pompidou, c’est bien assez. J’en ai profité pour me glisser, le jour de la fermeture, et en faisant attention à ce que nul ne soit au courant, au Jeu de Paume pour voir, sans être vu, une longue — et pénible pour moi — exposition intitulée « Picasso érotique ». J’ai envié Picasso, je n’ai pas cessé de vouloir ses femmes, cela n’est pas facile à dire. Sa santé, sa sécurité, ses démonstrations de virilité, sa manière de montrer son sexe au monde entier. Il aura eu toutes les chances. Moi, j’ai celle de lui avoir survécu. Encore une phrase à barrer. Les vieillards artistes sont tous priapiques, obsessionnels, c’est une triste et morne fatalité : Titien et ses Vénus, Ingres avec Le Bain turc, qui rassemble toutes les femmes du harem de ses rêves, et moi, avec mes chimères, que je ne peux pas montrer, dont je ne peux parler à personne, que Nahoum seule connaît, devine, devance — et c’est pour cela que je ne peux aimer qu’elle, et qu’avant elle je n’aimais pas vraiment.

Jamais il n’y aura d’exposition « Gossec érotique ». Au retour de Paris, j’y ai beaucoup pensé. Puis je me suis enfermé avec Nahoum, pendant un jour entier. Je la dégoûte un peu, je le vois, mais elle m’aime, elle se laisse toucher par mes vieux doigts osseux avec les veines qui sortent, elle se tait. Elle se force. J’ai décidé que je ne sortirai plus de Cérisoles. Les voyages me fatiguent et rien de ce qu’un nullard comme Virgile peut avoir à me montrer ne m’intéresse. Je peux quand même, à mon âge, exiger que mon fils vienne me voir. J’explose. En réalité, je ne supporte pas de ne pas tout comprendre de lui. Je vais l’appeler pour lui rendre ses papiers et lui demander de s’expliquer. Et s’il veut de l’argent pour faire un film, qu’il le demande.

L’enveloppe résiste. Je me sers de mon petit coupe-papier de corne, celui qui me vient de ma mère et qu’elle devait déjà utiliser, quand j’étais enfant, dans notre maison de Split. J’y trouve une photo déchirée avec soin, pliée puis découpée, seules sont visibles les bases de l’image et la marge blanche. Cliché flou. Je regarde mieux, avec ma loupe. C’est une sortie d’imprimante, comme les instantanés des films de Nahoum, comme la page imprimée du rideau et de la frise de rosaces qu’elle m’a laissée tout à l’heure. Je regarde les lignes et les ombres, un intérieur sombre, une sorte de chambre, les montants d’un lit. Un doute me saisit aussitôt : on dirait la partie basse d’un de mes tableaux, mais ce n’est pas une peinture. C’est la photographie de la pièce où j’ai peint ce tableau. Je m’effondre. J’ai compris. Cette image est un cauchemar. Un cauchemar qui recommence.

Une photographie, entaillée, tirée d’un film, peut-être trouvée sur un site Internet, réussit à représenter un morceau de mon tableau de 1967. Du tableau que j’ai caché. Ce n’est pas une reproduction de ce tableau, une photographie, c’est une reconstitution, dans une vraie pièce, avec des acteurs. Un tableau vivant. Ce bout de papier, dans cette enveloppe avec l’écriture de mon pauvre fils, prouve que le seul tableau que je ne veux pas montrer a été vu — je ne sais pas par qui, je ne comprends pas comment c’est possible —, a été reconstitué, rejoué, avec des personnages vivants, je ne sais pas pour qui, je ne sais pas quand. On les a filmés, et Virgile l’a vu, l’a su, a regardé cette scène, l’a déchirée, l’a scellée dans une enveloppe. On a découpé pour éliminer la partie la plus violente de la toile, celle que je ne veux pas que l’on voie. Il a laissé l’enveloppe dans sa chambre pour que je sache qu’il savait. Qu’il possède l’autre moitié de l’image. Je hurle. Jacques arrive tout de suite.

« Faites venir mon fils. Aujourd’hui. »

Je ferme les yeux. Comme je n’ai pas bu ce que je dois boire, je m’endors.

Aujourd’hui, secoué par tous ces secrets entrevus, ces mises en scène, ces machinations enfantines et surtout l’ultime scénario de mon petit chéri — celui de ma vente après décès et des partages, cette enveloppe, et mon tableau secret transformé en tableau vivant —, savoir que Nahoum peut venir me réconforte — l’avoir avec moi me fatiguerait. Elle ne sait rien de mon passé. Je ne la comprends pas toujours. Je l’aime. Je veux la paix. Je mets une cantate de Bach dans un mange-disque géant pour adultes, en plastique violet, je ferme les yeux, je pense au grand Rothko, au Jasper Jones qui sont dans le hangar. Des ombres bleues, profondes et veloutées, des acides rouges et jaunes qui grincent et qui scintillent. Je ne les ai pas vus depuis quinze ans mais ils sont tout proches, eux aussi. On les fera passer en Suisse et aux États-Unis un peu avant ma mort. J’espère que rouler le Rothko ne l’abîmera pas trop. J’ai fait faire une salle de sport, une piscine souterraine dont personne n’a jamais parlé. Je les utilise avec une régularité papale. Patriarche modèle, je me fais suivre par un médecin, un diététicien et un professeur de gymnastique agrégé d’éducation physique et sportive. Un concours très difficile, je me suis renseigné, pas du tout comme les brevets des maîtres nageurs de ma jeunesse à Split. Je suis d’une santé éclatante. Je ne bois pas. Je crois aux siestes. J’ai même une salle de méditation avec des sphères chinoises en bronze très rares, mais là je n’y vais pas. Il ne faut pas m’en demander trop. Le journaliste de Grandes Demeures et Manoirs (édition italienne) a eu la chance de la photographier, avec extase, une seule fois. « Un vrai numéro collector », dit Nahoum en souriant pour évoquer cette curiosité bibliophilique.

Fontenelle a eu cent ans. Hans Georg Gadamer a eu cent ans. Aucun n’a su profiter de l’aubaine pour devenir, dans les médias des XVIIIe et XXe siècles, « le plus grand philosophe du monde ». Personne ne sait plus qui ils étaient. Les philosophes ne savent pas y faire.

Je commence à écrire, après des mois de réflexion. Mon histoire doit avoir l’air vrai. Il faut édifier la statue, laisser mon Mémorial de Sainte-Hélène. Les cent premières années, c’était le socle. Ne suis-je pas le Napoléon de l’art comme le professeur Moriarty était le Napoléon du crime ? Je ne vais pas tout dire dans un livre, mais j’ai envie de tout écrire dans ce petit cahier. En tête, j’ai collé ces deux articles ridicules, emblèmes du royaume d’aveugles qui m’engraisse, qui m’agresse ou qui m’encense ; mes collectionneurs, mes journalistes, mes galeristes, mes critiques d’art, mes experts, mes photographes, mes ministres, mes collèges de trustees, mes directeurs de musées, mes présidents de fondations, mes jouets, mes soldats de plomb sur lesquels je lève l’impôt, depuis soixante ans.