Выбрать главу

On entre ici dans la carrière solitaire d’un créateur, du dernier des grands. On peut deviner la chaleur de la forge. Cérisoles est le château de France où l’on se sent le mieux, les enquêtes le disent. Parce qu’on a l’impression de communier à un mystère. Il n’a pas l’air trop confortable, pas trop refait pour les gogos, pas trop « pédagogique », le mot-clef de toutes ces nullardes d’institutrices avides de pouvoir qui mènent aujourd’hui le monde des idées. Même les plus obtus ressortent de Cérisoles avec une certaine idée de l’art, de l’élégance, de la foi ou d’un je-ne-sais-quoi qui les dépasse. Ils prennent conscience de la grandeur qu’ils ignorent en eux, et j’encaisse. Même les plus snobs sont obligés d’avouer que ce n’est pas mal, Cérisoles, entre le château et la grange, qu’il y a là un presque-rien qui les bluffe. L’idée d’absolu mise à la portée des cadres moyens, le sublime enfin montré aux membres du corps enseignant et aux professions libérales. Cinq ans après avoir acheté mon château, pour décider, bien sûr, d’habiter la grange, j’avais ma rétrospective au Grand Palais, mon « exposition dossier » à la Bibliothèque nationale de France (Estampes et livres illustrés dans l’œuvre de Gossec), deux pièces à la Tate Gallery devenue « Tate Modem » — et ma cote qui flambait de Berlin à New York, avec des flammes bleues et les fumées du soufre.

Je laisse sonner le téléphone. Il ne faut jamais faire répondre au téléphone par les domestiques. Ni utiliser de répondeur. On décroche soi-même ou on laisse sonner. Sur cette ligne, Jacques a ordre de ne jamais répondre. C’est mon téléphone d’atelier. Mais j’ai aussi mon portable, j’en suis fier, j’adopte chaque Noël le tout dernier modèle. C’est Nahoum seule qui m’appelle sur le portable. Je tiens beaucoup à faire semblant, dans mes entretiens enregistrés ou publiés, d’utiliser toutes les mécaniques modernes. Je suis aussi à l’affût en ce domaine qu’un vieux curé. J’ai toujours été frappé par l’intérêt des prêtres pour les nouvelles technologies, la peur de paraître ringards qui les travaille au corps. La télévision en couleurs avant tout le monde, les premiers sur Internet, le salon des arts ménagers dans les années soixante était déjà une annexe du concile. Mais je m’égare, si c’est pour écrire de pareilles bêtises autant chercher à savoir qui m’en veut. La sonnerie persiste.

Première étape de mon ascension : devenir peintre et reconnu comme tel. J’avais de quoi vivre, grâce à ma première femme. J’ai pu me donner tout entier à mon rêve. On peut être arriviste aussi dans le domaine intellectuel, et cela n’exclut pas le génie. Jean Racine a intrigué des années pour être proche de la cour, faire la lecture au roi, devenir son historiographe officiel. Cette ambition explique aussi Britannicus et Iphigénie. Est-ce que cela lui enlève et leur enlève quelque chose ?

Jusqu’à cinquante ans, je me suis plutôt fait tout petit. J’ai regardé et envié les grands, les vrais artistes mes aînés. Je suis devenu leur ami. Je les ai collés, marqués, je suis allé chez eux, dans les cafés où ils avaient leurs habitudes, je les ai vénérés et imités. Je voulais vivre comme eux. J’ai fait en sorte qu’ils aient tous, à leur mort, dans leur inventaire, un petit quelque chose de moi. Picasso a acheté pour rire, après un dîner, ma seconde œuvre conceptuelle. Il a mis à Mougins le bout de papier que lui a donné la galerie, dans un petit tube à essais, devant son lit, dans sa chambre. À sa mort, personne n’en a ri et le tube s’est trouvé, entre un Cézanne et un Matisse, dans l’exposition du fonds d’atelier. Le tout au musée Picasso, dation en paiement des droits de succession. J’ai eu également de mes œuvres chez Matisse, chez Braque vieux et malade, je me suis donné un mal de chien pour que Nicolas de Staël accepte en cadeau un paysage de Provence qui a fait une fortune quand ses héritiers ont voulu s’en séparer : j’avais représenté exactement l’endroit où il s’est tué. Je suis sûr qu’il n’avait jamais fait attention à ce que montrait la toile. Il ne m’estimait pas, ne me connaissait qu’à peine. Quand on a vendu le tableau, au Muséum of Modem Art de New York, on a parlé de moi autant que de lui. De notre amitié.

J’ai senti que c’était le bon moment pour me présenter à l’Académie européenne des arts, qui venait de fêter ses quarante ans d’existence. Avec sincérité, parce qu’il y avait en ses membres un poète italien que j’admirais, un romancier irlandais dont j’avais tout lu, un cardinal très parisien qui me semblait un saint homme et qui prêchait sans notes, un ou deux marins qui me rappelaient mes cousins croates. Je suis un peintre qui écrit. J’ai pensé, à bon droit, que je me sentirais bien dans cette belle et assez nouvelle Académie. À cinquante-cinq ans, j’étais trop jeune et trop fat. J’ai donc joué la modestie et la sauvagerie. Ma mère venait de mourir. Je suis allé faire mes visites, car c’est la règle, sans rien dire à personne, en deuil et avec un visage de six pieds de long. Je leur ai dit à tous que je n’avais aucune chance, que je ne croyais pas être un bon peintre. Que deux amis — je cite au hasard le sculpteur et le journaliste de gauche, que j’avais à peine rencontrés et qui ne devaient même pas se souvenir de moi — m’avaient promis leur voix et que j’en espérais une troisième, qui, cher maître, pourrait être la vôtre, pour avoir au moins le fameux « coup de chapeau », comme l’on dit, et sauver la face, en mémoire de ma pauvre mère qui avait lu, cher ami, tous vos ouvrages. Je n’étais ni un artiste de gauche ni un artiste de droite. Je flirtais avec un surréalisme dépassé, une école américaine un peu mal vue, mais aussi avec la tradition des grands maîtres, Piero della Francesca et Fra Angelico. Je resservais en bouillon, à tous ces vénérables, ma soupe habituelle. Du Rex en cube. Et si je sentais le besoin de rassurer tout à fait, j’invoquais aussi la tradition des petits maîtres, Maurice Lebourg et les ouvroirs d’art sacré qui n’ont jamais fait de mal à personne. Je fus élu au premier tour. Ma réception, à Madrid, fut d’une simplicité grandiose. Je refusai l’habit brodé et me présentai vêtu de probité candide. Je suais de modestie.

Le dîner eut lieu à la galerie la semaine suivante. Manette servait elle-même avec un tablier et apostrophait les amis, anciens et nouveaux. Le soir même de mon imprévisible élection académique, j’avais lancé mentalement la troisième période de ma vie, ma troisième guerre de conquête. Mes académiciens sont devenus ma famille. J’avais l’âge pour commencer à fréquenter les grands vieillards, qui me considéraient encore comme un galopin. Du moment qu’ils ne me prenaient pas pour un imposteur. Je commençais à les traquer, dans les réceptions officielles, dans les dîners. Je venais de divorcer, on m’invitait seul et je ne recevais jamais. Je m’approchais des grands écrivains, des sommités médicales, des musiciens célèbres, des archevêques africains, des médaillés olympiques reconvertis dans la finance, des astrophysiciens, des Nobel de biologie faisant des conférences dans les maternelles, des directeurs de magazines américains reclus dans des villas à Tanger ou à Melbourne. Je me limitais à ceux dont la réputation était mondiale. Ce n’est pas très simple. Mais quand on en tient un, il vous en présente plusieurs autres. Chez le violoniste sir Thomas Graham, en Toscane, je rencontrai par exemple, le même été, le plus grand écrivain italien, Paolo Montarsolo di Tognazzi, la championne de tir à l’arc militante des droits des femmes Lutina Empressa et le sommelier gay de la reine mère d’Angleterre, une des clefs du milieu branché londonien. Avec trois ou quatre cartes comme celles-là dans mon jeu, on ne tarda pas à me voir partout. Mon orage crépitait. Enfin. Je vivais. Dans chaque coin du ciel, je lançais un éclair vert, jaune, rouge, violet, je tonnais en cadence, je frémissais, mon vent inclinait les arbres et faisait tomber les clochers. J’étais une tempête sur la campagne, un cataclysme au bord de la mer. La presse ne parlait que de mes voyages, de mes femmes, de mes paires de gants. Cette année-là, on m’a lifté.