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Comme prévu, j’ouvre celle-ci de la pointe du pied. La nuit est fraîche et molle. Bien que nous soyons en mai, c’est comme un début d’été. La mer, en face, fait entendre son clapotement. Pas d’autres vis-à-vis que la Grande Bleue, présentement toute noire sous la lune.

Je traverse le balcon, mais sans m’approcher de la balustrade. Un léger élan, une détente de l’épaule… La charge qui me faisait ployer le dos disparaît. J’espère qu’il n’y a plus personne sur la terrasse. Je bondis dans la pièce, mes mains plaquées sur mes oreilles pour ne pas entendre le moche bruit de l’atterrissage. Je l’entends quand même, ou alors c’est mon être qui le devine. Il subit une secousse interne, mon être.

Maintenant, faut faire fissa. Je cours ramasser le colt gisant sur la carpette et le remets dans le tiroir. Un petit coup d’œil derrière les rideaux, pour si des fois j’aurais laissé des traces… Pas surprenant que l’Hyène ait eu la puce à l’oreille. Pendant mon sommeil, la ceinture de mon imperméable s’est détachée et sa boucle chromée a glissé sous le rideau.

Je ramasse ma ceinture. En bas, ça remue-ménage vilain. Des cris ! Des appels ! Je m’esbigne en cavalent. J’entrouvre doucement la porte. Très peu, juste pour couler un œil dans le couloir. C’est l’instant où tout se joue. Mais je ne vois qu’une théorie de souliers vides près des portes. Je sors, je tire la lourde qui se referme.

Les cagoinces sont juste en face. J’y pénètre et assure le verrou. Pas la peine de draguer dans l’hôtel avant que ça effervescente. J’ôte les chaussons de caoutchouc, je les roule et les mets dans les poches de mon imper. Idem pour les gants et la perruque.

Ensuite j’ôte l’imperméable, le plie soigneusement, et l’attache au moyen de sa ceinture à l’extérieur de la petite fenêtre des toilettes, laquelle fenêtre donne sur la cour. Je récupérerai ce fourbi plus tard.

J’attends cinq minutes, je tire la chasse pour faire sincère, et je sors en feignant de me rajuster. Dans le couloir il y a trois ou quatre personnes qui discutent : un gros Américain à cheveux blancs, deux vieilles Anglaises à cheveux rouges, et un petit Italien chauve dont la robe de chambre fait songer au Vésuve en éruption.

Ils sont au courant de « l’accident ». L’Italien fumait son cigare sur son balcon. Il n’a pas vu quand la malheureuse s’est jetée… C’est le bruit qui… Alors il a hurlé… Et…

Je n’attends pas la fin de cette passionnante histoire. Vitement, je descends en utilisant l’ascenseur.

Y a foule sur la terrasse. On se bouscule au portillon, mes enfants ! Le macchab fera toujours recette, quoi ! Tous charognards, vampires, voyeurs, mateurs, amateurs de mocheries, de funèbreries. Tous ! Y a pas que les poissecailles qu’on appâte à l’asticot ; l’homme surtout ! Et merdophage, donc ! Il bouffe le gibier pourri, ses crottes de nez, ses ongles… Il lui faut de la fange, c’est sa vocation, la merde. Sa vocation et son régal.

J’écarte la foule énergiquement. Des morues visionneuses me lancent des « Non, mais dites donc » comme si je les frustrais.

— Police, objecté-je.

Un toubib est déjà agenouillé auprès du corps. Des médecins, c’est magnifique, vous en trouvez partout. À croire qu’un Français sur dix est toubib. Pas jojotte, l’Hyène. Elle est tombée sur une balustrade de pierre et, chose effarante, elle est restée en équilibre dessus, jambes d’un côté, bras de l’autre. Le médecin la retrousse, la palpe… Mais tout est terminé. Il l’exprime d’un hochement de tête. C’est un grand maigre qui a les yeux cachés par ses pommettes. « Mission remplie, San-A. », me dis-je tristement. Et puis j’avise quelque chose. Un truc que je vois souvent, qui me plaît, auquel je consacre une belle partie de ma vie ; un machin qui, ordinairement me ravit… mais qui, cette fois, me file une terrible nausée. Je repars en titubant.

Police-secours se pointe déjà. Je vais droit au bar avec l’intention bien arrêtée d’écluser un quadruple, un sextuple scotch ! Une bouteille entière de scotch ! Un magnum de scotch ! Tout le scotch importé en France ! Et de le boire sans eau !

Qui vois-je, installé au bar, devant un bloody mary ? Bon, d’accord, bravo ! vous l’avez deviné : le Vieux.

Il fume un cigare. Il a devant lui la dernière édition du Monde et il lit l’article de Baroncelli. Je me permets une chose que j’aurais jugée impossible deux minutes plus tôt : je lui arrache son baveux. Il sursaute, sourcille, puis, devant ma pâleur, décide de mettre ce geste sur le compte de mon émotion.

— Compliment, mon petit ! me dit-il entre les belles dents éclatantes de son râtelier pour festival de Cannes.

Je me laisse tomber à son côté, dans un fauteuil.

— Je ne vous pardonnerai jamais ça, patron ! lui dis-je.

Du coup, il devient pas content, Crâne-d’œuf. Y a de l’orage plein sa prunelle.

— Ah, vraiment ! girouette-t-il.

— Vous m’avez fait assassiner une innocente, fais-je en lui broyant le poignet. Une innocente, entendez-vous ? Cette Patricia Sam-Hart n’était pas l’Hyène, chef ! C’était une femme !

Sa frime prend tout à coup l’aspect d’une rue bombardée.

— Que racontez-vous !

— Allez-y voir, grondé-je. Allez vite avant qu’on l’emporte ; je viens de buter une femme, vous entendez ? Une vraie femme, telle que le bon Dieu l’a inventée !

CHAPITRE III

Croyez-moi ou allez vous faire déterminer le groupe sanguin, mais je m’offre quatre gouttes de mon élixir de roupillage, afin de mettre un point de suspension à mes affres. Dans ces cas-là, le plus raisonnable est de s’envoyer dehors en classe économique pour attendre que ça se tasse et que vos pauvres nerfs retrouvent toute leur souplesse. Un piano, fût-il signé Steinway, quand il s’est trop fait limer, faut faire venir l’accordeur, non ?

Donc, après avoir craché mon venin à Mister Tondu, je grimpe dans ma piaule, m’administre le sirop de sommeil qui réussit tellement bien à Katy, et j’oublie en quelques minutes la vie, le Vieux qui contribue à la rendre si moche, et la mort qui tarde tant à vous en guérir.

Peut-être que je rêve ? Impossible de vous le dire au réveil. Le cauchemar de la réalité me suffit et prend illico le pas sur les impressions subconscientes. Ce que je ressens à cet instant est plus féroce que ce que j’ai éprouvé en constatant que je n’avais pas butté l’ennemi universel numéro 1. C’est plus calme, plus froid, mais justement, plus réfléchi, plus terrible. Malgré le soleil qui inonde ma très confortable chambre, je me sens glacé et dépouillé de toute espèce d’énergie. J’sais pas si vous avez déjà vu un potager en hiver, avec son sol dévasté, ses rares choux pétrifiés, ses arbrisseaux peints par Buffet et sa couche de givre qui met du strass de carte de Noël par-dessus cette désolation. Si oui, dites-vous bien, les filles, que mon âme, en ce matin de Côte-d’Azur, ressemble à cela. Je bigle ma tocante, elle balbutie dix heures vingt. Quand on s’oublie, le matin, on se réveille immanquablement à dix heures vingt. Le nombre des types qui se sont écriés merde ! en lisant cette heure-là est incalculable.