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Je décroche mon bigophone pour réclamer le petit déjeuner. Café noir, et jus d’orange. Mais je me ravise.

— À la place du jus d’orange, mettez-moi une demi-bouteille de muscadet.

J’ai un peu honte. Faire appel à ce genre de doping, c’est pas digne d’un homme fort. Seulement, je me pose la question : suis-je un homme fort ? Et je m’en pose une autre : qu’est-ce qu’un homme fort ? Compliqué, dans le fond…

Je reprends le bignou et je demande à la standardiste d’appeler mon numéro de Saint-Cloud. Besoin d’entendre la voix de ma Félicie. Simplement lui dire bonjour, l’écouter me parler du maçon qui doit venir colmater une fissure de notre garage, de ses oiseaux qui se relaient dans le nid pour couver des œufs roses, piquetés de points noirs…

— Une demi-heure d’attente, je maintiens ? me fait la demoiselle.

En d’autres temps, je la chambrerais, lui filerais un doigt de cour pour la prier d’activer, mais je n’ai pas le cœur à ça…

— Maintenez, maintenez !

On frappe. C’est le petit déjeuner. Le café fume en attendant d’être bu ; la bouteille de muscadet se désembue en attendant de fumer…

— Monsieur veut son plateau au lit ? s’inquiète le jeune loufiat blond, made in Germany.

Non, monsieur veut prendre une douche, toute affaire cessante ; arroser d’eau tiède ses idées noires… Je passe dans la salle de bains après avoir bu une gorgée d’un café trop noir, trop épais, qui a un goût de goudron.

À loilpé sous le pommeau cinglant, j’offre mon pathétique visage aux mille aiguilles qu’il me décoche. Je ne me lasse pas de cette averse. Mes épaules doivent ressembler à du bacon. Je tire à fond la manette du froid et je hoquette. Ouf ! ça va mieux… Quand on a le moral en compote, c’est le corps qu’il faut soigner. Nos pensées sortent de la matière, les gars, alors veillons sur la matière et, telle l’intendance, le moral suivra.

Plus fourbi qu’une selle de concours hippique, je me dégage du bac à douche et je commence à me raser. Mon Sunbeam vrombit doucement en butinant mes joues râpeuses. Mais bientôt vient s’adjoindre un autre ronronnement que je n’identifie pas immédiatement. Je stoppe ma tondeuse à gazon et je reconnais la sonnerie caverneuse du téléphone. Je prête l’oreille pour m’assurer que c’est bien dans ma chambre qu’elle appelle au secours. C’est bien dans. Je me dirige alors vers la porte, toujours dans ce beau costume d’Adam, si bien coupé que dames et demoiselles insistent pour connaître l’adresse de mon tailleur ; mais au moment de sortir, je perçois le déclic de l’appareil décroché et j’entends une voix masculine murmurer : « Mouais ? », ce qui me paraît un peu bizarre, voire étrange et un rien mystérieux.

Je fonce dans ma chambre et quelle n’est pas ma stupeur en découvrant, allongé sur mon lit avec ses gros ribouis terreux et son bitos enfoncé jusqu’aux sourcils, l’honorable Bérurier en personne.

Il tient le combiné d’une main, la bouteille de muscadet de l’autre. Le premier est plein de la voix de m’man, la seconde est à peu près vide.

— Pour toi, m’annonce le Gros, sans s’émouvoir, en me présentant l’appareil.

Avant que de s’en dessaisir, il brame dans la passoire :

— Mes respectes, chère maâme !

Puis, avec un sourire attendri, il me dit :

— Ta mère !

— Qu’est-ce que tu fous là ? bredouillé-je.

Il redresse le bord pantelant de son chapeau.

— Je t’en prie, soye poli, Mec, laisse pas moisir ta vioque ; sans compter qu’à cinq cents points les trois broquilles avec c’t’engin, le silence est d’or !

Satisfait, il achève d’écluser le muscadet et considère le flacon, aussi désert maintenant que le coffre-fort d’un banquier en faillite, d’un œil perplexe. Hâtivement, je dis à m’man : que je l’aime bien, qu’il fait soleil à Cannes, que je l’embrasse très fort et qu’elle prenne soin de ne pas attraper froid. Ce à quoi elle me répond : qu’elle m’aime bien, qu’il pleut à Paris, qu’elle m’embrasse très fort et que je prenne soin de ne pas attraper de coup de soleil. Je comptais lui gazouiller des trucs, me feutrer les trompes avec sa bonne voix tendre, mais l’arrivée inopinée de Sa Majesté Groslard a coupé mes effets. Je raccroche, me tourne vers l’Enflure qui ressemble sur ce lit pimpant à une poubelle renversée sur une moquette, et d’un ton plus sinistre que la corne de brume d’un navire en train de couler, je murmure :

— Je t’écoute !

Il fait la cloche avec la bouteille (il sait très bien la faire aussi sans accessoires).

— Je vais te dire, Gars…

— C’est ça, dis-moi, et dis-moi vite !

— Le muscadet, c’est un peu comme le beaujolais : ça voyage mal. Ou alors, les muscadet-culteurs n’espédient que leurs fonds de cuve et gardent pour leurs pommes la première pressée.

— Entièrement d’accord avec toi, Gros, mais à part ce cours d’œnologie, y a-t-il d’autres raisons à ta visite ?

Il se fouille et ressort de sa vague une lettre à entête de l’hôtel, entièrement barbouillée de moutarde.

— Oh ! chiasse ! fait paisiblement le Débonnaire, c’est mon sachet de moutarde Air France qu’a crevé ma fouille. Mon bourre-pipe, j’suppose.

Je saisis l’enveloppe comme je peux, la décachette et reconnais l’écriture souple et paresseuse du Vieux. C’est rarissime qu’il écrive à la main, le Pelé.

Cher San-Antonio.

Je vous avais prévenu que l’Hyène est un homme DIABOLIQUE. Il faut coûte que coûte éclaircir ce mystère. Les empreintes de la fille morte ne correspondent pas à celles qu’elle a laissées l’autre jour sur le verre. Et cependant je suis certain ne n’avoir commis aucune confusion ; vous m’entendez bien ? CERTAIN ! Je conçois que cette mission vous ait déprimé, c’est pourquoi je juge bon de vous adjoindre Bérurier, dont l’optimisme, j’en suis sûr, vous fera grand bien.

Le Festival est fini. Je remets mon vote à mes illustres collègues et rentre à Paris. Comme l’a dit je ne sais plus qui, nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre.

Allons, mon cher ami, haut les cœurs et en avant !

Je laisse retomber mon bras.

— T’as des problos ? s’inquiète l’Obligeant.

— Plusieurs, fais-je, le plus urgent est le suivant : pourquoi, alors qu’il existe des stylos multimines, le Vieux n’écrit-il pas des lettres tricolores ?

— Parce que c’t’un conservateur, mon pote, il est trop attaché à son vieux stylo, il se contente de chanter la Marseillaise en écrivant.

Sa boutade me fait sourire. Comme quoi il a vu juste, le Big Dabe : Béru, c’est un super-tonic ; un puissant excitant du grand zygomatique, un stimulant des glandes pompidiennes et un régulateur de balancier à oreillettes.

Il renifle des choses dont, précisément, la vue m’incommodait et demande en montrant la bouteille vide :

— On pourrait pas se faire grimper sa sœur aînée ? J’ai fait un peu trop de bouche-à-bouche à celle-ci…

— Fais ! accepté-je en montrant le bignou.