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« Pas de morts, pas de blessés », intervient Charly peu enthousiaste. « S’il n’y a rien de plus, tout ce tapage ne fera pas long feu.

— Mais d’ici là, on va leur trouver une histoire ! » crie Anthony au comble de l’excitation, le bras plongé dans son carton. « Mais où sont-elles ? marmonne-t-il. Ah ! Ça y est ! »

Fièrement, il exhibe trois petits cartons qu’il vient donner au pas de course à Cyn, Charly et Jeff.

« Voilà, vous serez plus modernes !

— Putain, s’exclame Jeff. Les nouvelles smartglasses ! »

Il déchire fébrilement l’emballage et en sort une paire de lunettes qu’il chausse aussitôt. Puis il attrape son smartphone.

« C’est quoi ? demande Cyn à Charly.

— Des lunettes connectées. Appelle ça comme tu veux, grogne-t-il. Ce qui apparaît sur l’écran de ton téléphone est projeté sur leurs verres.

— Depuis quand ça existe ?

— Bon Dieu, Cyn ! s’amuse Jeff. Tu dois bien savoir ce que c’est. Google et ses concurrents ont présenté les premiers prototypes en 2012.

— Un annonceur nous les a envoyées pour qu’on les teste, explique Anthony. Ça tombe bien, non ?

— Et… j’en fais quoi ? demande Cyn. Je suis journaliste pour un journal. J’écris.

— Tu vas faire des recherches en direct, des reportages. Avec ces lunettes, tu surveilles ce qui t’entoure en un clin d’œil. Tu obtiens toutes les informations que tu veux en moins de deux. C’est ça l’avenir !

— Mais… je ne suis pas journaliste de télévision. » Elle tourne les lunettes entre ses doigts.

« Aujourd’hui, ça ne fait plus aucune différence. Vaut mieux que tu t’y habitues, sinon tu vas vite être larguée.

— Si tout le monde est journaliste, alors on n’a déjà plus besoin de moi…

— Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, répond Anthony. Fais gaffe que je ne te prenne pas au mot, Cynthia. Il y a déjà des programmes qui écrivent des articles tellement bien qu’on ne voie plus la différence avec ceux écrits par des humains. Ils sont même meilleurs ! » Il rit en s’approchant d’elle. « Tu es déjà sur ma liste », lui glisse-t-il à l’oreille.

Cyn s’écarte, agacée. À ses côtés, Jeff ne cesse de s’agiter.

« Waouh ! Génial ! »

Elle contemple les lunettes dans sa main.

« On dirait des lunettes normales.

— C’est fait exprès, observe Charly. Les gens n’aiment pas qu’on les côtoie avec ce genre d’objet. Ils ont peur d’être observés et filmés.

— Ils ont bien raison, rit Jeff.

— Elles enregistrent sans doute tout ce qu’elles voient et entendent, présume Cyn. Puis ça doit être stocké quelque part.

— Oui, tout à fait, ricane Jeff. Cyn qui porte des lunettes pour une entreprise qui ne rêve que d’accéder à ses derniers secrets !

— Tu ne m’aides pas, là ! Je suis déjà bien contente quand j’arrive à m’en sortir avec mon téléphone. »

Celui-ci est d’ailleurs relié à un combiné rétro offert par sa fille.

« Donne, je m’occupe d’installer tes lunettes », fait Jeff.

Cyn le laisse établir la connexion sans fil entre son téléphone et les smartglasses. Elle aurait mis des heures à parvenir au même résultat.

« Mets-les maintenant, la prie Jeff. Le son, tu l’obtiens directement par des vibrations contre la mastoïde, l’os derrière tes oreilles.

— C’est une blague ?

— Non. Une technique éprouvée qu’on utilise depuis des décennies pour les appareils auditifs.

— Allez ! » intervient Anthony en claquant des mains. « Au boulot ! »

Cyn lève les yeux au ciel. « Alors, ce Zero, c’est qui ?

— Regarde sur mon écran », lui répond Charly en s’écartant de son bureau afin que ses deux collègues puissent regarder.

Le visage sur la photo en noir et blanc ne semble pas inconnu à Cyn. Un regard mélancolique et pourtant pénétrant, une chevelure abondante coiffée avec soin, une étroite moustache comme un troisième sourcil.

« Mais… c’est George Orwell ! »

« Aujourd’hui, je vais me plaindre un peu », dit le visage qui s’anime. « En 1948, George Orwell a écrit un livre. Il s’agissait de 1984. » Tout en parlant, l’image se transforme, comme si le visage était en caoutchouc. Il devient chauve et baveux, porte des lunettes noires et affecte un air furieux. La voix aussi change, elle devient plus grave. « Dans ce livre, une dictature omnipotente surveille tous ses citoyens et leur explique comment vivre. »

Cyn avait dû lire ce livre à l’école. En 1989, on pensait alors que, avec le régime soviétique, disparaissait le dernier État policier du monde.

« Ça donne des frissons ! Une vision d’horreur ! Le slogan du livre, c’était Big Brother is watching you. Aujourd’hui, Big Brother est un show télé. »

Ce Zero aime la métamorphose. Il ne cesse de changer de visage. Cyn reconnaît le président des États-Unis, puis le Premier ministre britannique, la Chancelière allemande ainsi que d’autres chefs d’État. Elle ne peut s’empêcher de penser au clip de Michael Jackson. La transformation était alors plus statique. La voix continue également de changer. C’est tour à tour celle d’une femme ou celle d’un homme. Cyn trouve le timbre plutôt agréable, hypnotique.

« Pense à ton gouvernement. Il ne veut que le meilleur pour ses citoyens. Il met en place des systèmes très aboutis pour les protéger : PRISM, XKEYSCORE, TEMPORA, INDECT, etc. Ces systèmes fantastiques récoltent et utilisent les données afin d’identifier tous les dangers potentiels qui planent sur les citoyens. »

Cyn sourit en coin. Ce Zero ne manque pas d’ironie.

« Et en retour, que faisons-nous ? On insulte nos gouvernements, on les compare à Big Brother. Pourquoi la NSA espionne-t-elle les communications téléphoniques et Internet dans le monde entier ? »

L’image change. Zero est maintenant dans le métro. Il porte un costume sombre et des lunettes de soleil. Autour de lui, les passagers téléphonent.

« Tu crois que c’est un plaisir d’être saoulé toute la journée par un tas de fadaises, de fanfaronnades et de débilités ? Ils ont intérêt à sacrément aimer l’être humain. Et ils espèrent, au milieu de tout ça, trouver des terroristes. Tu te sens plus en sécurité ? J’espère bien ! Non ? Tu te plains ? Tu continues de comparer l’État à Big Brother ? Comme dans 1984 ? »

Les images changent rapidement et exigent de Cyn une grande concentration. Zero a maintenant l’apparence d’une jeune femme blonde, qui porte un short de sport rouge et un t-shirt blanc. Elle court entre des rangées de gens mornes et tristes, captivés par un immense écran où apparaît un personnage à l’air sérieux, tout en faisant tournoyer au-dessus de sa tête un gigantesque marteau.

« En 1984, le slogan de Macintosh, pour la sortie de son tout premier ordinateur personnel, était : “And you’ll see why 1984 won’t be like 1984”. Eux dont les appareils, iPhones et iPads, ne cessent d’enregistrer nos faits et gestes. Eux qui collectent les données de nos applications. Eux qui censurent les contenus des utilisateurs lorsqu’ils ne plaisent pas à Big Brother. Un bout de sein nu ? Mon Dieu ! Mais soyons justes. Google et tous les autres te contrôlent ostensiblement grâce à leurs services, leurs téléphones, leurs lunettes et tous leurs appareils aussi bien que… »

Cyn ne peut faire autrement que d’acquiescer. C’est précisément la raison pour laquelle elle avait toujours été sceptique face à toutes les innovations techniques de ces dernières années.