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— Et ils ne cessent d’assurer qu’ils ne collectent que des données anonymes…

— Ça fait des années qu’on a prouvé qu’il était possible d’identifier telle ou telle personne à partir de données anonymes. Et particulièrement lorsqu’on croise plusieurs bases. Notre comportement sur les moteurs de recherche, les données de nos portables, nos lieux de vacances, nos habitudes de consommation permettent d’établir des profils très précis.

— Alors ils mentent comme des arracheurs de dents lorsqu’ils prétendent que tout est anonyme. Et tout le monde tombe dans le panneau !

— Oui et non. Les données qu’ils collectent sont anonymes. Mais quelqu’un, à un moment donné de leur traitement, intervient et peut les utiliser à ton insu. Et en déduire des comportements, puis établir des prédictions.

— Ils peuvent voir mon avenir et savoir ce que je veux ?

— Pas à 100 %. Mais avec une probabilité élevée la plupart du temps. Ils savent par exemple à quel point tu es influençable dans certains domaines. »

Cyn pince les lèvres. « Mais ça ne fonctionne pas aussi bien. Sur Internet, j’ai toujours des publicités pour des choses dont je me fous complètement. »

Elle songe aux liens sponsorisés pour tous les régimes imaginables sur les pages qu’elle visite. Et, vraiment, elle n’en a pas besoin.

« Précisément ! Tu as ces pubs parce que ça fonctionne bien », la contredit Jeff. « Si les annonceurs ne te présentaient que ce dont tu as besoin, tu trouverais ça très désagréable. Tu te sentirais épiée et surveillée. C’est ce qu’on appelle le creepiness factor. Pour l’éviter, ils proposent toujours de nouvelles offres inappropriées. Comme ça, tu t’imagines, comme tu viens de le dire, que tu navigues incognito. Et tu tombes dans le panneau.

— C’est effroyable ! frissonne-t-elle.

— Ah ! Arrête donc. » Il roule les yeux. « Je préférerais encore qu’ils m’épargnent toutes les conneries dont je me fous. On gagnerait tous du temps si on n’avait que des publicités ciblées. »

La génération de Jeff a un rapport tout à fait différent avec ces outils. Comme sa propre fille. Ou est-ce Cyn qui s’y intéresse décidément trop peu ? D’où viennent ses réticences vis-à-vis des innovations techniques des dernières années ? Les paroles de Zero lui reviennent en mémoire : « Les voici avec leurs chevaux de Troie, ils te promettent des résultats rapides dans les moteurs de recherche, de nouveaux amis, des cartes routières, de l’amour… »

Elle s’apprête à partir. Mais impossible d’endiguer l’enthousiasme de Jeff. « Attends ! Je te montre comment fonctionne la reconnaissance faciale. » Avant même que Cyn ne puisse l’en empêcher, il tapote sur son smartphone. « Voilà ! Essaye les lunettes dans le métro en rentrant chez toi. T’as juste à suivre le tuto.

— Mais je n’en ai pas du tout envie ! »

Elle fourre l’étui dans son sac et prend congé de ses collègues. Toutes ces explications l’ont assommée.

Cyn aime imaginer des choses sur les inconnus du métro ou du bus. Elle leur attribue un métier, s’interroge sur leur passé, leurs désirs, leurs familles. Bien entendu, elle ignore si elle est dans le vrai. Elle se contente de suivre ses impressions.

Mais grande est la tentation d’utiliser les smartglasses pour confronter ses pronostics à ceux des données informatiques. Elle met la main dans son sac, les palpe, hésite. Elle les sort, joue avec, puis finalement les chausse. Personne n’y fait attention.

Au bout de quelques minutes, elle sait les utiliser. Elles fonctionnent au moyen de la voix, de clins d’œil et en touchant les branches. Les informations s’affichent sur les verres, semblant flotter sous ses yeux tels des esprits. Elle a du coup les mains libres. Pratique.

Elle fixe la personne en face d’elle et active la reconnaissance. En quelques secondes, plusieurs lignes et symboles apparaissent à côté de la tête de l’homme. Nom, âge, domicile. Cyn cligne des yeux et étouffe un juron. Internet connaît toutes les personnes de ce bus !

Je connais toutes les personnes de ce bus…

Elle fixe un autre visage. L’outil de reconnaissance l’analyse. Elle murmure : « Identifier. »

En un quart de seconde, elle reçoit des informations au sujet de Paula Ferguson, une femme au foyer mariée, mère de trois enfants, habitant Tottenham, âgée de cinquante-trois ans. Elle pourrait même en apprendre davantage, à condition d’ouvrir un compte payant. Elle prend maintenant pour cible un jeune homme avec des dreadlocks, des écouteurs vissés aux oreilles. Un étudiant danois de vingt-trois ans, étudiant à la London School of Economics, qui écoute en ce moment Wagner.

Jamais je n’aurais cru ça.

Malgré un reste de résistance ou de timidité, elle commence à partager l’enthousiasme de Jeff. La fascination vient à bout de sa mauvaise conscience. Avant de descendre pour prendre le métro, elle a obtenu des informations sur douze personnes. Elle constate que, la plupart du temps, ce qu’elle pense des gens se révèle faux. La réalité — ou tout du moins ce que lui proposent les lunettes — est souvent plus surprenante.

En se rendant à la station de métro, elle continue ses observations. Une femme du même âge qu’elle marche dans sa direction. Les lunettes révèlent les informations habituelles, ainsi que des images. Et davantage encore. De vieux articles de journaux, de plus de quinze ans, montrent cette femme sauvagement brutalisée et blessée dans un lit d’hôpital. « … attaque violente… », titre l’une des manchettes. « … perd un pied… retraite anticipée… » En effet, elle boite légèrement, constate Cyn avant de se détourner, prise d’angoisse. Combien de paires de lunettes autour d’elle sont-elles capables de la même chose ? Qui se livre en ce moment au même jeu qu’elle ? Qui est en train de consulter des photos d’elle sur Internet ? Elle a soudain l’impression que des milliers de regards sont braqués sur elle.

Elle se regarde furtivement dans le reflet d’un placard publicitaire. Elle corrige sa tenue, relève la tête. Et elle prend conscience de l’endroit où elle se trouve : sur un quai de métro londonien, en pleine heure de pointe. Il y a ici des centaines de gens qui peuvent la voir. Avec ou sans lunettes. De même que les caméras de surveillance installées par la régie de transport.

Bienvenue dans la paranoïa.

Le train arrive. Cyn encre dans une rame avec le flot de travailleurs et se dirige vers une place vacante. Les lunettes lui communiquent le temps du trajet jusqu’à sa station d’arrivée.

En chemin, elle surfe sur Internet. Le gouvernement américain n’a encore émis aucun communiqué concernant les actes de Zero.

Dans certains bureaux de Washington, l’ambiance doit être celle d’un poulailler où vient de pénétrer un renard.

Les médias fantasment sur les théories éculées du complot, pointant du doigt les éternels suspects.

Cyn doit encore faire un crochet par le supermarché. Au rayon fruits et légumes, alors qu’elle est sur le point de prendre un filet de tomates, les lunettes la préviennent de la présence de pesticides. Elle le repose et poursuit son chemin vers le rayon des biscuits. Les lunettes l’incitent à les acheter dans un autre supermarché, non loin d’ici, où ils sont 30 % moins chers. Elle range son caddie et gagne l’autre magasin.

Les biscuits y sont bel et bien meilleur marché et les tomates plus mûres, plus juteuses et bios. Elle prend conscience que toutes ses réserves au sujet de ces lunettes sont en train de disparaître. Elle est étonnée de les avoir adoptées si vite. Elle déambule dans les rayons et examine les différentes offres promotionnelles, non sans curiosité. Les lunettes lui proposent des recettes. Lorsqu’elle se décide pour des pans bagnats, elles demandent quels ingrédients elle possède déjà et l’incitent à acheter ceux qui manquent.