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Il pousse une sale mine, Bérurier. On dirait qu’on l’a fait cuire au bain-marie. Il a le teint grisâtre, les pommettes enflammées, l’œil en mollusque décomposé.

— Ça va mieux, Gros ? intentionné-je.

Il lève sur moi un regard aussi brouillé qu’un pare-brise brisé.

— On est où est-ce ? me demande cette farce de la nature.

— À bord, mon ami. On navigue en direction du pôle.

Il s’étire.

— Je crois que la dernière épreuve de l’émission en a été une rude pour moi. J’ai une de ces gueules de bois qui intéresserait un sculpteur.

Il se racle le gosier avec l’espoir d’expectorer des parasites, mais rien ne vient.

— En tout cas je suis été vainqueur, annonce-t-il avec satisfaction.

— Et qu’as-tu gagné ?

Il réfléchit, tente laborieusement de connecter des fils rompus dans sa mémoire et grogne :

— M’en rappelle plus. Je trouverai mes lots en rentrant, ils m’ont demandé mon adresse à Paris, c’est tout ce que je me souvienne.

Il se dresse, titube, embarde, se plaque à la cloison et déclare :

— Je vais aller faire une balade sur le pont pour me décrasser les éponges, y a comme du tangage dans mon entrepont, mec.

— Si tu vas sur le pont, n’oublie pas de mettre ton scaphandre du dimanche, recommandé-je, vu que nous évoluons par plusieurs centaines de mètres de fond.

Ça le terrasse, bien que nous soyons au sein des mers australes.

— Oh, oui, c’est vrai qu’on est dans un sous-marin, lamente le cher homme. Tu crois qu’ils ont embarqué de l’aspirine, au moins ?

— On peut toujours leur poser la question, déclaré-je en décrochant le téléphone.

Quelques minutes plus tard, un matelot-steward apporte à Sa Majesté de quoi épousseter sa migraine. La puissance de récupération de Béru est telle qu’au bout de très peu de temps il déclare avoir faim. Je fais toilette, Béru communie du regard, et il me suit au réfectoire où les autres membres de l’expédition sont précisément en train de prendre leur petit déjeuner en compagnie du commandant Prosper Hiscaupe (excusez-moi, j’avais oublié de vous dire son nom).

Le caoua avalé, les œufs au bacon engloutis, nous tenons notre première conférence relative à notre mission. C’est le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot qui dirige la commission d’enquête. Je constate que son point de vue rejoint le mien. Lui aussi penche pour un phénomène géologique. Sa théorie est qu’un schisme s’est produit. La banquise se serait fendue et aurait glissé à la mer, engloutissant nos hommes et nos installations.

Le docte San-Antonio prend à son tour la parole. Il déclare que le phénomène en question aurait été provoqué artificiellement par une opération humaine. Ne pas oublier que Russes et Ricains sont également basés au pôle Sud, les uns ou les autres ont fort bien pu expérimenter un truc nouveau, provisoirement secret, qui serait à l’origine de la catastrophe.

— Qu’est-ce qui vous donne à penser cela, commissaire ? s’inquiète le savant.

— Vous oubliez, professeur, qu’un homme a essayé de faire sauter l’Impitoyable dans le port d’Hobart. En outre notre correspondant en Tasmanie a été assassiné. D’où l’on peut conclure que des gens sont au courant de notre expédition et ne la voient pas d’un très bon œil. On dirait qu’ils sont décidés à la retarder coûte que coûte, sans doute parce qu’ils ont besoin d’un certain délai pour arriver au terme de leur expérience.

Un silence tendu suit ma déclaration. Mes homologues de la Défense opinent. Eux aussi sont d’avis que quelque chose ne tourne pas rond. Le commandant est indécis, quant à Dominique Lancin, le blondinet de l’Observatoire, il observe le silence pour l’instant.

— Si vous voudriez mon opinion, déclare le Comateux, on va faire surface dans des irradiations anatomiques. Il va vaser de la retombée télé-active, messieurs, c’est à cause de quoi, les gougnafiers que parle mon chef tiennent à ce qu’on débarque pas tout de suite ; ils préfèrent que leur charognerie s’évaporasse avant.

Bien que formulée en une langue peu académique, cette opinion rend tout le monde songeur.

Le commandant Hiscaupe donne alors quelques précisions sur la méthode qu’il compte employer pour mener à bien notre opération : dans quarante-huit heures, il fera fréquemment surface afin de faire procéder à des analyses de l’air. Nous n’aborderons la Terre Adélie que prudemment, après de nombreux sondages de tous ordres. Il n’est pas question d’aller se jeter délibérément dans cet inconnu mystérieux et maléfique. Le rôle d’une patrouille est de laisser avant toute chose ses tambours au vestiaire et d’avancer prudemment.

Comme nous opinons en couronne, la porte du réfectoire s’ouvre et le steward surgit, pâle comme la mort.

— Commandant, balbutie-t-il, vous pouvez venir tout de suite ?

— Que se passe-t-il ? demande l’officier. Mais l’autre a une attitude embarrassée.

— Si vous voulez bien venir, insiste-t-il.

Notre seul-maître-à-bord-après-Dieu sort précipitamment tandis que nous échangeons des regards légèrement paniques. Mettez-vous à notre place deux minutes au lieu de vous prélasser dans vos plumards à ligoter mes époustouflantes aventures, bande de noix ! Être à bord d’un sous-marin, à je ne sais pas combien de pieds de profondeur, et savoir que la carburation se fait mal, y a de quoi filer le traczir à une nichée de crocodiles, vous ne pensez pas ? Sans être tout à fait claustrophobe, j’ai une vache prédilection pour l’air libre et la terre ferme, moi. Fatalement, c’est notre élément naturel. Seuls, les anormaux se sentent à leur aise dans des capsules, des ballons sondes et autres véhicules jules verniens.

Bérurier nous intime le silence en barrant sa moustache d’un index cradingue.

— Qu’est-ce que c’est ? l’interrogé-je.

Il crie chut, comme ces préposés de la télé dont c’est le métier. Vous n’avez jamais maté une équipe de téloche en extérieur, les gars ? C’est un spectacle, je vous jure ! Le nombre de postes secondaires est pas croyable. C’est bourré de mecs qui font du tricot. Il y en a un exprès pour ouvrir les portes, un autre pour les fermer, un autre pour actionner les commutateurs, un quatrième pour crier « silence on va tourner », un cinquième pour dire « on tourne », un sixième pour faire « chut » de temps en temps. Ce dernier est mieux payé que les autres, vu qu’il faut une drôle d’autorité pour imposer le silence sans faire de bruit. On en voit des qui surveillent ceux qui travaillent, des qui surveillent ceux qui font rien, des qui tiennent le rouleau de chatterton, des qui ont des ciseaux pour couper le chatterton, des qui font péter les ampoules, des qui les remplacent, des qui vont jeter les ampoules grillées, des qui donnent des conseils, des qui crient merde quand quelqu’un entre inopinément, des qui déclarent que c’est bon, des qui déclarent que c’est à ch…, des qui demandent où sont les toilettes, des qui pissent dans le porte-pébroques, des qui parlent du directeur de la télé, des qui demandent qui est directeur de la télé, des qui savent qui va être directeur de la télé, des qui peuvent réciter la liste des seize cent trente-quatre directeurs de la télé précédents, des qui distribuent des cendriers, des qui téléphonent, des qui jouent avec le petit garçon de la maison pour le faire tenir tranquille pendant qu’on tourne, et même — même ! — des qui actionnent une caméra.