Выбрать главу

Ce qu’elle a bon goût, cette gentille ! Ce qu’elle est tiède ! Ce que j’ai besoin d’elle !

On s’offre une scène de « Tu es vivant, Dieu soit loué » digne de l’antique. Et quand nous nous désunissons pour essayer de revenir à la réalité, je nous sens éclairés de l’intérieur comme une vitrine de musée où serait exposé l’amour.

On ne tarde pas à déchanter en mesure.

Tous les Japs ne sont pas out. Il en reste deux de vivants, dont l’un nous braque sa mitraillette.

Il nous crie des trucs en japonais, et, comme nous n’obéissons pas, vu notre méconnaissance de cette langue, son ami nous balance des coups de je ne sais pas quoi de métallique, de long et de meurtrissant dans les côtelettes. C’est une manière d’enseigner sa langue maternelle qui ne vaut pas la méthode Assimil, mais grâce à laquelle pourtant on obtient des résultats puisque nous finissons par nous allonger à plat ventre sur le sol, les mains croisées sur la nuque, ainsi que le souhaitent ces deux messieurs.

— Qu’est-il arrivé, chéri ? me demande Dominique.

— Le pilote a fait sauter son zinc, expliqué-je. Ils sont un peu fanatisés, ces guignols ! De plus ils doivent avoir des consignes très strictes…

Je n’en dis pas davantage car un coup de tatane dans les reins me coupe le sifflet. Un instant plus tard, Bérurier vient s’aligner auprès de nous.

Notez que j’occupe une position qui incite à la réflexion. N’ayant rien d’autre à fiche, je gamberge. Comme je vous ai à la chouette, dans le fond, je vais vous livrer, tout port payé, l’essentiel de ces cogitations solitaires.

Je me dis que si les deux rescapés nous obligent à rester immobiles et nous surveillent, c’est parce qu’ils sont assurés de voir rappliquer des renforts.

Sinon ils nous pralineraient et emploieraient leurs loisirs forcés d’une autre manière. Il est probable qu’à partir de cette heure, ne les voyant pas revenir, les types de leur base secrète vont envoyer une expédition de reconnaissance. Ça, je vous le garantis sur fracture.

Je coule un œil en direction de nos prisonniers. Ils sont assis sur une banquette et ne nous lâchent pas des yeux ni de la mitraillette.

— Oui, m’sieur le baron, me souffle le Gravos, on essaie de leur jouer la fête à Ninette ?

— Non, Gros, déconseillé-je, ils nous arroseraient illico, ce sont des vrais méchants.

— À quoi ça rime de jouer les allongés, tu peux me le dire ?

— Ça sert à vivre encore, mon pote, et je pense que, pour l’instant, nous ne devons pas nourrir d’autres ambitions.

Une nouvelle distribution de manche à gigot nous réduit au silence. On s’écoute donc gargouiller l’estom’ en claquant du bec, car le thermomètre continue de descendre. C’est presque de la chute libre. Pour ma part, je ne sens plus mes os et de vilains frissons me secouent. À force de rester immobiles dans la froidure, on finit par être insensibilisés. Des fois que nous allons clamser sans nous en rendre compte, à force, vous ne croyez pas, docteur ?

Va bien falloir y aller un jour ou l’autre, dans le sirop de néant, non ? Par moment, je me dis que ça se fera bêtement. Pas du tout au cours d’une action d’éclat, mais à la sauvette : la peau de banane, c’est le destin de l’homme. Il la rêve bien glorieuse et bien pathétique, sa mort, le Julot, sur fond de fanfare et de pourpre. Seulement, neuf fois sur dix, elle se goupille autrement…

Il canne comme un ballot falot. Et on se manie le rond pour l’oublier. Réagir, qu’ils appellent ça, les bons apôtres de l’entourage. Entourage mon c…, oui ! L’homme, il est entouré que de conneries et de mauvaisetés. Il est entouré de négriers piqueurs d’oseille. Il est entouré d’indifférents, aux yeux pleins de larmes de crocodile et aux dents de crocodile. « À mon cher disparu », c’est écrit dessus, en doré, en creux, en marbre. De temps à autre on vient lui arroser le réséda, lui apporter le chrysanthème toussainteux, lui sarcler la mauvaise herbe. Ah ! les vaillants petits jardiniers. C’est uniquement le sentiment de propriété qui les amène. Ils ont trois mètres carrés de terrain au Père Lachaise, et ils viennent le voir, ils viennent en jouir. Ça leur supporte le rêve. Les trois mètres carrés, c’est une maquette. Eux, ils multiplient par mille. Ils se disent que la villa Sam’Suffit ils la construiraient en bordure de route pour qu’on puisse mieux leur l’admirer. Le coin potager, derrière, pour le poireau du soir. L’allée de dahlias, les petits châssis à persil, le garage douillet pour la tuture… Je vous le dis, mes pommes : c’est ça, une tombe.

Un ronron… Ai-je des bourdonnements ?

Non, puisque je vois les Japs dresser la tête… V’là un second hélicoptère.

— On continue d’attendre ? s’inquiète le Preux.

— Vaut mieux, Gros… Avec les renforts qui se pointent, on n’aurait pas une chance sur trente-deux milliards de s’en tirer, d’autant plus que je suis trop engourdi pour appuyer sur la moindre détente.

Un autre coucou tout pareil au premier se pose non loin de là. Le vent brutal de son moulin achève de nous transpercer. Le moteur s’arrête. Des exclamations, des interjections pointues fusent. Des gars identiques à nos gardiens se précipitent, nous administrent une grêle de coups de pieds.

Je ne sens même pas ma ration de gnons, car ce sont les coups portés à Dominique, surtout, que je ressens.

On nous oblige à nous lever. Nos membres craquent. Je regarde Dominique : elle est verte, elle a les traits marqués, elle claque des dents. Béru n’est pas très comestible non plus… Nous chancelons jusqu’à l’hélicoptère. Les Jaunes sont obligés de nous y hisser tant est grande notre faiblesse. Nous nous abattons dans la carlingue, à moitié morts ; ou peut-être morts en plein… Allez donc savoir.

*

À mesure que nous approchons de notre destination, l’air se réchauffe. Malgré l’altitude, relativement faible d’ailleurs, je sens nettement que la température regrimpe.

Mais nous avons pris froid et toussons comme des perdus…

Il s’est passé du temps avant que nous décollions de la plate-forme côtière. J’ai perçu nombre de détonations (j’ai eu la flemme de compter). Ensuite il y a eu du remue-ménage… Puis un grand flamboiement, et j’ai compris — car mon prodigieux cerveau me permet de piger même ce que je ne vois pas — j’ai compris, dis-je, que nos petits copains achevaient le pilonnage refroidisseur, embarquaient le matériel et nettoyaient au lance-flammes les restes du premier appareil et des gars morts.

— Tu ne trouves pas qu’y fait meilleur ? grogne Béru, lequel parle du nez mieux que M. Wilson parle anglais.

— On approche de leur base, mon pote.

— T’as une idée sur ce bigntz, gars ?

— Oui, et elle se précise. Ils sont venus faire des expériences au pôle Sud. Sans doute voulaient-ils localiser celles-ci à un point précis, mais le réchauffement a dépassé le secteur prévu, causant le désastre que nous savons. Effrayés par les conséquences de leur entreprise, ces messieurs s’appliquent maintenant à recréer le froid polaire pour ne pas émouvoir l’opinion mondiale…

— Vous devez avoir raison, réfléchit Dominique.

— C’est calé, déclare l’Évasif qui n’a rien pigé à mon hypothèse.

Nous gyroscopons pendant une bonne heure. J’ai l’impression que l’appareil se déplace très vite. Le bruit de ses moteurs couvre nos voix. Du reste, nos geôliers sont eux-mêmes occupés à discuter. Mon cœur se serre à l’idée que nous nous enfonçons dans le sud. C’est angoissant comme lorsqu’on vient de franchir le point de non-retour.