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Une crampe me fait changer de position. Je me redresse sous l’œil aigu d’un des Jaunes. Je le sens tout prêt à m’estourbir au moindre geste inconsidéré, pourtant il me permet de m’asseoir. Enhardi, j’aide la jeune savante à en faire autant. Nous regardons par la coupole vitrée l’horizon qui se développe sous nous. À perte de vue, je ne vois que des roches, de l’eau ou de la glace, impossible de le déterminer… Tout cela brille à la morne clarté du jour. Je suis sans forces. Un gosse de cinq ans me renverserait. Je rêve d’un repas substantiel, d’un lit douillet à triple matelas. Dominique, épuisée, dort, sa tête sur mon épaule tandis que le Gros, pour sa part, en écrase à même le plancher.

Pendant ce temps-là, le Vieux achève de guérir sa grippe, emmitouflé dans sa robe de chambre ; Félicie prépare à tout hasard des petits plats sentant bon le gratiné, Pinaud casse les bonbons des copains avec ses éternelles et sempiternelles anecdotes, et Mme Alexandre-Benoît Bérurier s’emploie à faire les délices, les amours et les grandes orgues d’Alfred le coiffeur. Les rues de Paname bourrées de voitures… Les restaurants… Les hôtels… Les cinés… Je crois bien que je vais me laisser aller aussi, m’écrouler dans un sommeil bon à boire. J’ai comme une envie d’oublier ma vie, dirait Léo Ferré. Je tiens bon, malgré tout. La conscience professionnelle, mes Infâmes, c’est une force.

Je me survolte les méninges. Je me dis : « Mon San-A. on t’a envoyé au pôle Sud pour enquêter, faut que tu enquêtes. Même prisonnier de ces mystérieux Japonos-Martiens tu dois continuer ta tâche. Un jour, il te sera beaucoup pardonné parce que tu auras beaucoup bossé. »

Un jour… Quand, un jour ? Quoi, un jour ? Qu’est-ce que ça signifie des pensées pareilles ? En y réfléchissant, elles me font honte. Y a que l’intérêt qui mène les hommes. Ce qu’ils font de moche, c’est par intérêt, et ce qu’ils font de bien idem, pour mériter un problématique bonheuréterneldemesdeux. Ils se fignolent l’âme en vue de la grande parade. Ils capitalisent sur la survie. Ils achètent du Paradis. Leurs bonnes actions ne sont en fait que des actions qu’ils espèrent bonnes.

L’hélicoptère commence à perdre de la vitesse. Je me détranche à bloc, comptant apercevoir la base attendue. Mais j’ai beau me protubérer la rétine, je ne vois que du désert, de l’immensité désolée… Pire : de la glace, malgré la chaleur… Alors que, jusque-là, la nature était en roches et en eau, v’là que, malgré la clémence de la température, on voit enfin de la gelate, mes petits canailloux. Une immense plaque, coincée dans une ceinture de roches. Le zinc descend toujours, toujours… Presque à la verticale. Va-t-il se poser sur ce morceau de banquise ? J’en ai l’impression. Pour le coup je pige plus. Pourtant il ne s’agit pas d’une panne car les moteurs tournent rond et les membres de l’équipage sont vachement relaxes. Alors pourquoi, dites ? Pourquoi y a-t-il de la glace à ce point qui me paraît particulièrement surchauffé, et pourquoi nous posons-nous sur cette glace ? Vous pourriez me répondre, tas d’icônes et tas d’icons. Vous voyez pas que je suis fatigué, délabré, claqué, en rade de phosphore, décalorisé, flasque, au rebut. Que je suis à bout bien que tabou, que je boute-à-boute de la pensarde ? Que je mote-à-mote ? Ça vous casserait l’année net, de prendre le relais ? Vous pouvez pas suppléer un brin, m’intérimer pour une fois ?

Non ? Bande d’égoïstes, va ! Si on veut de la fiente de goret, suffit de vous accrocher un panier au prose !

Bon, d’accord, je continue ; mais c’est uniquement pour faire plaisir à mon éditeur, j’aime mieux vous le dire.

On descend de plus en plus mieux davantage, comme dirait Béru s’il ne dormait aussi profondément que les gisants de Westminster Abbaye.

Nous sommes maintenant à trois cents mètres de la banquise. On descend toujours, parallèlement a une paroi rocheuse… Deux cents mètres… Cent mètres quatre-vingt-trois (je cite selon une estimation toute approximative). Je me dis alors que cette glace est bizarre. Elle n’a pas l’aspect cristallin, translucide et pur de la glace normale. Comprenez-moi bien (si c’est pas trop vous demander), elle est opaque, elle est mate. Et tirez-en la conclusion que j’en tire moi-même : cette glace n’est pas faite avec de l’eau exposée à une température inférieure à zéro degré. On se rapproche de la surface… Je réalise soudain qu’il s’agit d’une étendue de verre dépoli. Vous avez bien lu ou faut que je vous le réécrive en majuscules ? Il y a là deux bons hectares de verre posé sur le sol. Je me pince[26] pour m’assurer que je dors pas. À quoi rime cette étendue vitrée ? Je ne vais pas tarder à le savoir et vous aussi, vu que pour une somme dérisoire je vous livre tous mes secrets, toutes mes découvertes et — qui pis est — mes pensées les plus profondes.

Le zinc descend, descend. Il prendrait de l’altitude, je vous dirais qu’il monte, monte, tellement je crois à la force des répétitions.

Et voilà que sous nous, un grand trou rectangulaire s’ouvre dans la surface vitrifiée. Il devient de plus en plus grand. Je pige que des panneaux coulissent comme le toit de chez Lasserre. Par la vaste ouverture j’aperçois quelque chose d’incroyable, quelque chose d’impossible… Je secoue Dominique :

— Regardez, chérie…

Elle regarde et le rouge lui monte aux joues[27].

— Est-ce possible ? dit-elle.

— La preuve, lui réponds-je.

Et, parvenu à ce point de ma narration, j’adresse une supplique à Dieu. « Seigneur, lui lancé-je, depuis le pôle Sud, pour la plus grande gloire de la littérature d’action, faites que je ne me paie pas une embolie avant le chapitre suivant. »

CHAPITRE VIII

Bon, allez : je vous raconte…

Figurez-vous que sous cette verrière qui donne, vue par en dessus, l’illusion de la banquise, se trouve un univers absolument, fondamentalement et tout ce que vous voudrez en « ent » différent de celui que nous avons survolé.

Je découvre des palmiers, des fleurs tropicales, un village en bambou. Pour un peu, c’est bibi qui l’aurait, le coup de bambou. Je vois des jardins pleins de roses, des pièces d’eau murmurantes (je les entends pas murmurer vu le boucan de l’hélicoptère, mais je devine), des cours d’eau, des plages de sable chaud, des types en short couchés en long et, à l’écart, une centrale thermo-magnéto-hépato-virago-statique à émoluments magnétiques.

Du Jules Verne rectifié par la science moderne. C’est beau comme une oasis pleine d’oisifs et d’oiseaux.

Sur un terre-plein aménagé au-dessous de l’ouverture coulissante, un vaste quadrilatère héberge une demi-douzaine d’appareils semblables au nôtre. Une lumière délicate comme un éclairage de musée accentue l’irréalité du spectacle.

— Fabuleux, balbutie Dominique. Presque aussi fabuleux que la course au Cosmos. Ça vaut les engins posés sur la Lune ou sur Vénus.

Elle n’en dit pas plus car le coucou s’est posé en souplesse, non loin des autres appareils. Nos gardiens nous font descendre assez brutalement, mais une fois à terre, la félicité ambiante nous enveloppe comme un peignoir chaud. Le moteur se tait et nous avons illico l’ouïe accaparée par un frémissement capiteux. Des abeilles bourdonnent, il fait aussi doux qu’au Cap d’Antibes en juin. Un velours ! Un rêve ! La Félicité ! L’Eden !

Par quel miracle cessé-je d’avoir l’estomac déchiré par une faim atroce, d’éternuer, de renifler, de mal respirer, de craindre, de douter, de redouter ? Nos geôliers ne m’impressionnent plus et leurs armes me semblent dérisoires.

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26

Vous pensez bien que non, c’est une image pour rester dans la bonne tradition romanesque. Faut être rudement tarte pour se pincer volontairement, et plus tarte encore pour ne pas savoir quand on est éveillé.

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27

À moins qu’il ne lui descende, j’ai pas bien vu.