Выбрать главу

C’est que nous venons de traverser des jours pénibles : la mort, le naufrage du sous-marin, la mort atroce sur cette terre hostile, la longue marche éprouvante…

Nos corps retrouvent ce pour quoi ils sont faits : le bien-être. Elle a besoin de clémence, la carcasse humaine. Il lui faut la tendresse des éléments. Nos sens veulent se repaître, voilà pourquoi nous avons besoin d’emmener paître nos yeux, nos oreilles et nos narines dans des paysages enchanteurs.

On nous encadre avec précaution, comme des Rubens, et on nous emmène vers une longue construction basse et légère vitrée sur toutes ses faces.

Nous entrons dans une pièce aux meubles bas, qui sent le thé et la rose. Un gros chat angora somnole sur un coussin… L’un des cons-voyeurs décroche un téléphone ultra-moderne et se met à jaspiner très vite. On dirait l’enregistrement accéléré d’un clavier de machine à écrire. Sans grand mérite, je devine qu’il met un supérieur au parfum de nos récentes aventures. Quand il a fini, il écoute, ce qui est la seule façon de se comporter au téléphone lorsqu’on ne parle plus et qu’on ne raccroche pas. Enfin il remet le combiné rouge orangé à son crochet et sort. Il revient peu après avec trois cabriolets qui ne sont pas décapotables, mais bel et bien en acier pur sucre. Dans le calme et la sérénité de l’endroit, ces instruments policiers semblent aussi anachroniques qu’un couvent de religieuses sur la scène du Casino de Paris (encore qu’on y trouve parfois son Éminence, Henri Varna en cardinal).

On nous fait asseoir en triangle sur le sol, et on nous unit, mains au dos à l’aide de ces trois paires de menottes. Après quoi, assurés de notre tranquillité, ces messieurs disparaissent.

Le gros chat angora s’étire et quitte son coussin germain (le motif représente un aigle) pour venir se frotter à nous.

— On est tout de même mieux ici que dans la caillasse, apprécie Béru. Si au moins ils nous filaient un petit coup de tortore, manière de nous résurrectionner le moral…

— Je vous la laisserais contre un bon bain plein de mousse, rétorque Dominique…

— Et moi, contre un billet pour le jet assurant la liaison Paris-Pôle Sud, plaisanté-je, avec cette subtilité que vous ne m’ignorez plus.

Le chat qui faisait des grâces, le dos arqué, la queue droite comme le bâton d’un agent qui vient de siffler, prend une attitude songeuse et nous quitte pour gagner une porte coulissante, laquelle vient de coulisser, justement sans que nous y ayons pris garde.

Un personnage étrange se tient dans l’encadrement. Un Jap, à coup sûr (à moins qu’il n’ait la jaunisse). Il porte un complet de toile noire, bien coupé, une chemise blanche et une cravate blanche. Il a un bouton de rose rouge à la boutonnière et des lorgnons archaïques à monture d’or. Il est impassible, impeccable, impavide, impénétrable, impalpable, impatient et possède au plus haut degré l’art de s’impatroniser. C’est un homme d’environ cinquante ans, et des environs de Kyoto. Ses cheveux noirs et plats sont partagés par une raie un tout petit peu moins large que le boulevard Saint-Germain et ses yeux nous paraissent plus fixes et plus énigmatiques que ceux du chat. Il reste un moment immobile, à nous contempler. Enfin, il se décide et franchit le seuil de la pièce d’une démarche menue et précieuse de geisha.

— Vous êtes français ? nous demande-t-il, dans cette langue qu’on dit être celle de Molière, mais que les générations immédiatement futures qualifieront de « langue de San-Antonio ».

— Plutôt deux fois qu’une, mon neveu, répond le Bougonneur.

L’arrivant continue d’avancer. Il vient se planter tout contre nous. Il a une profonde courbette :

— Docteur Tumapavu Chudanlmaki, se présente-t-il.

— Enchaîné ! répond Bérurier. Et moi Alexandre-Benoît Bérurier. Si ça serait un effet de votre bonté, on pourrait pas avoir la moindre bricole à bouffer : un sandwich-rillettes ou une aile de poulet bien moutardée, j’ai l’estomac qui s’embobine…

— On va s’occuper de vous, promet l’Évasif.

Ce qui rassure Béru, mais m’inquiète un peu.

Le Dr Chudanlmaki assure son lorgnon.

— Vous étiez à bord du sous-marin ? demande-t-il.

Sa question est déconcertante, non ? Alors il a pigé ça illico, ce beau jaune homme ? Chapeau.

— En effet, réponds-je.

Il reste immobile. C’est contre ses maigres cannes que se frotte le greffier maintenant.

— Que sait-on de nous ? demande le Lorgnoneux.

— Où ça ? fais-je.

— En France.

Je tarde à répondre, cherchant la tactique à employer. Alors un imperceptible sourire lui meurtrit le visage au lieu de le lui « éclairer ».

— On est au courant de pas mal de choses docteur, comme notre présence ici vous le prouve.

Son sourire s’accentue. Il est plus chat que le chat, cet homme.

— De rien, cher monsieur, assure-t-il d’un petit ton fluet. De rien du tout. On sait seulement que votre base d’Adélie a disparu…

— Et on veut savoir ce qui s’est produit, docteur, riposté-je. Notre expédition a mal tourne mais d’autres, plus importantes, sont en cours.

— Qui se perdront en conjectures et finiront par conclure à un cataclysme géologique, n’est-ce pas ?

— Vous êtes optimiste…

— Réaliste, monsieur, répond la doucereuse voix. Nos précautions sont prises. Dès demain, cette partie du pôle aura retrouvé son climat initial, à l’exception toutefois de cette île tropicale…

— Qui finira par être repérée…

— Impossible. Nous sommes dans une contrée protégée de toutes incursions par l’extrême rigueur de sa température…

« Notre œuvre a été minutieusement préparée et plus minutieusement encore réalisée.

— Elle est fabuleuse, affirmé-je avec sincérité. Il a une nouvelle courbette.

— Merci.

— Comment êtes-vous arrivés à un tel prodige, docteur ? Dompter la nature. Faire pousser des palmiers au cœur de l’Antarctique, c’est mystifier les « Mille et Une Nuits », que dis-je : c’est lancer un défi à Dieu.

— Voilà bien une réflexion d’Occidental, fait le Japonais.

Puis, reprenant ma question, il ajoute :

— Nous sommes en passe de devenir les maîtres absolus de la science moderne, monsieur. Bientôt, Américains et Russes s’apercevront que leurs luttes scientifiques sont stériles, comparées à la nôtre.

— Qu’entendez-vous par « la vôtre », docteur ? Est-ce de la nation nippone qu’il s’agit ?

— Non, mais d’une organisation beaucoup puissante qu’un État. Nous disposons de ressources inépuisables et les plus grands chercheurs, venus de tous les points du globe, travaillent pour nous. Les peuples sont fascinés par le développement de la Chine, par les rivalités soviéto-yankees, par les foyers d’infection qui éclatent, ici et là dans le monde. Et nous, pendant ce temps, nous préparons un avenir étonnant. Les grandes nations regardent vers les autres planètes et veulent conquérir le Cosmos. Notre objectif est plus humain : nous assurer de la Terre. Domestiquer ce que nous possédons, le mettre enfin en exploitation, pour de bon. La planète Terre deviendra, très rapidement, grâce à nous, une chose malléable dans la main de l’homme.

Il s’exprime doucement, avec une parfaite maîtrise. On le devine fanatisé jusqu’à l’os par son sujet.

— Qu’est-ce qui perturbe la vie de l’homme ? L’homme ! L’homme avec ses infernales divisions ! Nous unifierons l’homme, monsieur. Nous supprimerons les races, balaierons les nations. Un prototype humain est à l’étude. Il sera détenteur de toutes les qualités humaines. La couleur de sa peau, sa morphologie seront mises au point comme une carrosserie de voiture. Sa vie sera réglementée minutieusement. Sa prolifération de même. Nous déblaierons le monde de tous les bâtards qui y grouillent.