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in sha’ allah, allahu a’lam, la hawla, eux qui, avec la même dévotion, torturaient et fusillaient les barbus à tour de bras dans les arrière-cours de prisons surpeuplées au long de la vallée du Nil, j’étais bien à Alexandrie, à deux reprises j’ai réussi à y arriver par la mer, en été, un ferry assurait une liaison depuis Chypre, on pouvait donc se rendre de Beyrouth à Alexandrie en changeant de bateau à Larnaka ce qui n’est pas la plus désagréable des escales et restait plus pratique, pour qui transporte des matériaux sensibles comme les miens, que l’aéroport de Beyrouth grouillant de Syriens, bien sûr Marianne n’était plus là depuis longtemps au moment où Ras et-Tin sortait de la brume matinale, on avait l’impression de voir la ville par l’arrière, en cachette, sans apprêts comme on surprend à l’aube une femme nue dans sa salle de bains, et la mer était si claire que, du bastingage, on pouvait compter les méduses dans les eaux tièdes : j’imaginais Marianne à chaque voyage, l’éclair de ses sous-vêtements dans la chambre glacée, les deux secondes de silence face à ses jambes nues au bord du lit, qu’elle avait trop vite cachées sous les draps, dehors la tempête faisait rage, le vent sifflait contre la baie vitrée sans volets, que faisions-nous dans le même lit, elle, elle sacrifiait sans doute à la modernité, elle voyait dans ce partage de grabat une innocence mâtinée de danger là où moi, pétri de désir, je ne distinguais qu’une opportunité sublime, le vin rosé appelé Rubis d’Egypte dont je l’avais abreuvée resta, avec le Ricardo, ma madeleine d’Alexandrie : à table avec les militaires ou les officiers de police qui sirotaient du Johnny Walker au déjeuner sans enlever leurs lunettes de soleil j’éclusais du Rubis d’Egypte et du Omar Khayyam à grandes lampées joyeuses du souvenir de Marianne sous leurs yeux horrifiés, à croire que le Prophète avait autorisé seulement le whisky britannique, et j’ai même connu un proche du président de la République qui se goinfrait de rougets frits en les arrosant de single malt, symbole de classe, de pouvoir, tout en me racontant par le menu le sort de tel ou tel, mort sous la torture ou dans je ne sais quels tourments — pourquoi n’allais-je que rarement au Caire je ne m’en souviens plus, on nous donnait rendez-vous à Alexandrie ou à Agami à l’orée du désert Libyque, peut-être car c’était l’été, en hiver tout était différent, l’hiver 1998 quelque chose d’important se négocia dans la capitale, tout contre le Nil au bord de Garden City avec des hommes d’affaires qui ressemblaient aux militants communistes grecs des romans de Tsirkas, des hommes hâbleurs rhéteurs de ceux qui savent vous endormir aussi sûrement que ce train dans le soir, prudents et pourtant avenants, Salomé faite serpent, loin de la simplicité borgne des militaires et des flics, des gens qui retiraient leurs lorgnons fumés pour mieux vous regarder dans les yeux, vous jauger, vous sonder alors que le train me berce, m’assoupit comme à Alexandrie où je m’endormais tremblant et comptais les respirations inatteignables de Marianne, je compte à présent malgré moi les vibrations du train au passage des traverses, une à une, je prends conscience de mon corps sur le siège, des hommes d’affaires égyptiens, libanais et saoudiens tous éduqués dans les meilleurs collèges britanniques et américains, discrètement élégants, loin des clichés des Levantins bigarrés et tapageurs, ils n’étaient ni obèses ni déguisés en Bédouins, ils parlaient posément de la sécurité de leurs futurs investissements, comme ils disaient, ils parlaient de nos trafics, de la région qu’ils appelaient the area “la Zone” et de leur sécurité, sans dire jamais le mot “arme” ou le mot “pétrole” ou n’importe quel autre mot d’ailleurs à part investment et safety, je me demandais, comme maintenant le paysage exténué m’hypnotise, entre chiens et loups, dit-on, qui étaient les chiens et qui étaient les loups, ces gens si civils, je regardais, j’écoutais mon chef, c’est ainsi que je l’appelais, j’écoutais mon chef convaincre ces agréables prédateurs, certains avaient vendu des armes aux Croates de Bosnie, d’autres aux musulmans, d’autres en Afrique avant de se reconvertir dans la contrebande avec l’Irak — les seigneurs de la Zone dans cet hôtel somptueux du Caire assistaient à une réunion informelle au cours de laquelle on essayait de les convaincre d’entrer dans le jeu avec nous, on les informait de la situation, de l’aide qu’on pouvait leur offrir pour écouler à meilleur prix le pétrole irakien dont ils possédaient des tankers entiers, l’or noir est volumineux et il flotte, les Syriens leur prenaient des fortunes pour l’expédier comme s’il arrivait tout droit de leurs puits taris de l’Euphrate alors qu’on venait de l’embarquer à Lattaquié, étrange chemin, tout le monde avait des tonnes et des tonnes de brut à écouler, à tel point que quelques années plus tard les diplomates français en provenance de Bagdad se promèneraient à Paris au grand jour avec des milliers de barils à vendre comme s’il s’agissait de pots de confitures, ils me rappelaient les trafics des Casques bleus en Bosnie, qui vendaient leurs rations, leur essence, et louaient leurs véhicules blindés comme taxis pour Split ou Zagreb, le plus naturellement du monde, contents de la bonne conscience et de l’argent de poche que leur rapportaient ces services, en se plaignant quand même du danger, tout comme nos businessmen de la Zone ne voyaient pas la menace derrière la main tendue, les jeux mortifères qui allaient se jouer au cours des années suivantes, et bien sûr j’ignorais que tout cela finirait par me propulser vers Rome à cent cinquante à l’heure dans la plaine glacée telle une balle hors du canon strié d’arbres du paysage, ce paysage rongé par le crépuscule lombard éclairé soudain par la gare de Lodi : le pont de Lodi sur l’Adda ne doit pas être loin, au cours de la première campagne d’Italie peu avant de se rendre en Egypte lui aussi Bonaparte y combattit — Bonaparte peut-être le plus grand soldat de Méditerranée avec Hannibal et César, le sombre Corse aimé de Zeus faisait face à mes ancêtres croates servant sous les Autrichiens bien rangés devant le pont sur l’autre rive de l’Adda, douze mille soldats, quatre mille cavaliers avec leurs canons, leurs lourds fusils aux interminables baïonnettes et leur musique militaire, Napoléon met la main à la pâte, il aide à pointer les pièces, il a été artilleur, il est auprès de ses hommes, il leur insuffle courage et détermination comme Athéna aux Grecs, ils vont traverser, contre toute attente ils vont s’élancer à l’assaut d’un pont de bois sur lequel pleuvent les balles et la mitraille, une colonne de six mille grenadiers charge sur le tapis de ses propres cadavres tombés au rythme des salves autrichiennes, au milieu du pont ils hésitent Lannes le petit teinturier du Gers s’avance hurle et sabre au clair à la tête de ses hommes débouche sur la rive opposée face aux servants ennemis pris de panique les Français s’ouvrent un chemin dans les lignes à la lame alors que la cavalerie passée à gué en amont massacre les Croates en pleine débandade, deux mille tués et blessés, deux mille habsbourgeois tombés en quelques heures jonchent la rive du fleuve, deux mille corps que les paysans lombards dépouilleront de leurs objets de valeur, médailles de baptême, tabatières d’argent ou d’émail, au milieu des râles des agonisants et des blessés dans cette nuit du 21 floréal 1796 an IV de la Révolution deux mille fantômes deux mille ombres comme autant de formes derrière ma vitre, les peupliers, les cheminées d’usines, nous nous dirigeons vers le Pô la campagne se fait plus sombre, la Grande Armée qui ne s’appelle pas encore ainsi entre dans Milan le lendemain de la bataille du pont de Lodi, le Petit Caporal est né, le mythe est en marche, Bonaparte poursuivra son aventure jusqu’en Russie, en passant par l’Egypte — il débarquera à Alexandrie deux ans plus tard avec l’idée de tailler à la France un empire comme celui des Indes britanniques, et les morts ne joncheront plus les berges de l’Adda mais les abords des pyramides : quinze mille cadavres humains et quelques milliers d’équidés mamelouks pourriront à l’orée du désert, des ondulations de vers laisseront la place à des flaques de mouches mouvantes et noires, sur les marigots de sang absorbés par le sable, là où, aujourd’hui, ce sont les touristes qui succombent sous les coups des vendeurs de cartes postales de souvenirs en tout genre, en Egypte les mouches sont innombrables, à quelques encablures de la Vallée Fertile, sur les vaches abattues suspendues dans les marchés couverts, irrigués de rigoles nauséabondes où s’écoulait paisiblement le sang des bêtes sacrifiées, l’odeur de chair morte devait être la même après la bataille, les mouches gagnent toujours, je pose ma tête doucement contre la fenêtre, courbé par la vitesse dans la pénombre, assoupi par le souvenir de l’épaisse chaleur du Caire, par les manguiers poussiéreux, les banians avachis, les immeubles vétustes, les turbans clairs des portiers et les fèves bouillies qui empestaient l’aube autant que les bestiaux suspendus au soleil, à deux pas de l’ambassade de Grande-Bretagne où dans les années 1940 pullulaient les espions comme aujourd’hui les cafards, dans une pension sans nom au dernier étage d’un bâtiment dont la cage d’ascenseur servait de vide-ordures où s’empilaient, jusqu’au palier du deuxième, les matelas éventrés et les vélos rouillés, ma chambre avait par miracle un petit balcon et la nuit, dans le calme tout relatif de la ville qui ne dort jamais, je surveillais la bande noire du Nil au parfum de poisson-chat, striée par les lumières plongeantes du nouvel opéra sur l’île de Guézira, magnifique silure aux longues moustaches lumineuses, je lisais