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“made in Arab Republic of Egypt” sans doute tous fabriqués à partir du même alcool de base dont l’immense majorité servait par la suite à élaborer des produits d’entretien, pour lustrer les métaux ou nettoyer les vitres, les Egyptiens ne s’y risquaient pas, mes militaires ne buvaient que des boissons importées acquises dans les duty-free, les empoisonneurs grecs ne devaient pas faire fortune, en fait ils vendaient surtout de la bière aux gens du quartier et un peu d’anis à des aventuriers idiots ou amusés par les étiquettes, ils emballaient les bouteilles dans des pages d’un vieux numéro du Ta Nea d’Athènes, puis dans un sac en plastique rose en prenant soin de vous expliquer dans un français fleuri qu’il valait mieux ne pas utiliser les poignées, toujours sans un sourire, ce qui me rappelait instantanément les Balkans et la vieille blague selon laquelle il fallait un couteau pour faire sourire un Serbe, les Hellènes sont sans aucun doute balkaniques, ne serait-ce que pour la parcimonie du sourire — chez les Grecs de Qasr el-Ayni il y avait toujours un homme assez âgé assis là dans un coin du magasin sur une chaise en bois à l’effigie de Cléopâtre, il parlait français aux boutiquiers avec un accent étrange, il tenait un quart de Metaxa ou de cognac “Ami Martin” emballé dans du papier journal et se soûlait ainsi discrètement avec méthode en faisant la conversation à ses hôtes, la première fois où je l’ai entendu il insultait copieusement Nasser et les arabistes, comme il disait, avec vingt-cinq ans de retard, Nasser était mort depuis bien longtemps et le panarabisme avec lui ou peu s’en faut, c’était bien surprenant d’entendre ce vieil ivrogne au visage marqué par le soleil du Caire, maigre dans un costume gris foncé trop grand pour lui, un air local, somme toute, avoir une telle vindicte contre le père de la nation, il me rappelait le grand-père de mon camarade de guerre Vlaho, un vieux vigneron dalmate qui passait son temps à médire et à traiter Tudjman de bigot fasciste, parce qu’il avait été partisan, lui, et s’était battu sur la Neretva avec Tito, il nous injuriait copieusement, nous traitant de nazillons et autres gentillesses, il devait faire partie des sept ou neuf pour cent de la population qui se disaient “yougoslaves”, et être sans doute le seul paysan de cette fraction, le seul paysan et le seul Dalmate, et dans ce magasin d’alcools grec du Caire je me suis rappelé le vieil homme face à ce type étrange traitant Nasser de voleur et de maquereau sans ambages en sifflant sa gnôle qui n’avait apparemment pas réussi à le rendre aveugle, mais peut-être fou, il était hollandais, s’appelait Harmen Gerbens, avait soixante-dix-sept ans et habitait en Egypte depuis 1947, une force de la nature, comme on dit, pour avoir résisté aussi longtemps aux boissons frelatées, né en 1921 à Groningue — il est peut-être mort à cette heure, alors que quelques gouttes de neige fondue strient la campagne milanaise derrière la vitre, a-t-il crevé dans son lit, par surprise, ou après une longue agonie, un foie malade ou un cœur qui lâche, ou bien renversé par un taxi en traversant l’avenue Qasr el-Ayni pour se rendre chez ses amis grecs, qui sait, peut-être est-il encore en vie, quelque part dans un asile pour vieillards ou toujours dans son appartement immense et lugubre de Garden City, de quoi pouvait-il bien vivre, il touchait une petite retraite égyptienne d’“ingénieur” mécanique, bien grand mot pour celui qu’on avait enrôlé en 1943 comme mécanicien dans la 4e brigade de Panzergrenadier SS “Nederland” dont les derniers éléments se rendirent aux Américains en mai 1945 à l’ouest de Berlin après deux ans de fronts divers, Gerbens est un bavard, en un après-midi il me raconte sa vie, dans son antre obscur et vide au premier étage d’un immeuble délabré, il cherche avant tout à m’expliquer pourquoi Nasser était un salaud — qu’est-ce qui m’a fait penser au vieux Batave acariâtre au large de Lodi, à l’époque j’ignorais que la brigade “Nederland” avait été affectée quelques mois en Croatie pour lutter contre les partisans après la défection italienne de l’automne 1943, peut-être avait-il combattu contre le grand-père de Vlaho, peut-être, peut-être pensé-je à Harmen à l’heure du choix, du départ à mon tour vers une autre vie comme lui après un an de privations et de brimades dans un pays détruit ravagé par la guerre était allé chercher fortune ailleurs par l’intermédiaire d’un cousin qui travaillait depuis l’avant-guerre au port d’Alexandrie, aujourd’hui que l’Egypte est une des images de la pauvreté il semble étrange qu’on puisse y émigrer comme contremaître et améliorer sa situation, je demande à Harmen si son passé dans les Waffen-SS avait quelque chose à voir avec sa décision de partir, il me répond que non, que oui, que peut-être, après la défaite il avait passé plusieurs mois dans une prison militaire, après tout je n’étais que mécanicien, disait-il, et pas nazi, je réparais des autochenilles et des camions, c’est pas ça qui vous donne la Ritterkreuz, hein ? je ne me souviens plus, ils nous ont laissés partir assez vite, c’était la première fois que j’allais en prison — pendant trois ans il besogna au port d’Alexandrie, à réparer et entretenir les grues, les chariots et toute la machinerie des installations portuaires, il eut deux enfants, deux filles, avec une femme de Groningue, au début elle aimait bien l’Egypte, disait-il, au début, et je pense à ma mère elle aussi déplacée, grandie loin de son pays qu’elle ne connaît presque pas, mon voisin du Pronto a replié son magazine, il se lève et s’éloigne vers le bar ou vers les toilettes, qui sait où sont nés ses propres parents, peut-être ont-ils émigré de Naples ou de Lecce, jeunes encore, pour tenter fortune dans le Nord prospère, Harmen Gerbens était parti quant à lui vers le Sud prospère — il avait ensuite quitté Alexandrie pour une meilleure place à Helwan près du Caire dans la toute nouvelle usine d’armement qui fabriquait les fusils Hakim, lourds 8 millimètres adaptés d’un modèle suédois, tout l’équipement et les machines provenaient directement de Malmö, ingénieurs compris : je m’entendais bien avec eux, raconte Harmen, j’étais chargé de la maintenance, le Hakim était un fusil merveilleux, meilleur que l’original, presque sans recul malgré la puissance démesurée de la cartouche Mauser, il supportait même le sable dans le mécanisme d’éjection j’étais très fier de le fabriquer — après la révolution de Nasser tout a commencé à aller en travers me dit Harmen, j’étais le seul étranger qui restait dans l’usine, tout le monde partait, les Grecs, les Italiens, les Britanniques et un jour la guerre a éclaté : les Anglais, les Français et les Israéliens sont intervenus à Suez — on m’a arrêté pour espionnage le 31 octobre 1956, le lendemain du bombardement de l’aéroport, et enfermé au “quartier des étrangers” de la prison de Qanâter, Harmen n’avait jamais su ni pourquoi ni comment, ni au profit de qui il était censé avoir trahi, Harmen Gerbens était déjà sérieusement soûl quand il me raconta cette histoire, il bavait un peu, le thé s’accrochait à sa moustache tombante puis ruisselait aux commissures des lèvres, son accent était de plus en plus prononcé et son menton tremblait autant que ses mains alors que le soleil couchant plongeait dans l’ombre l’appartement vide, vide de la femme et des deux filles qui avaient été “expulsées” vers la Hollande peu après son arrestation, Harmen Gerbens l’alcoolique batave resta à Qanâter huit ans, oublié des dieux et de son consulat, je sus par la suite pourquoi, huit ans dans le quartier des étrangers à côté de la geôle où pourrissaient mes islamistes quarante ans plus tard, il était le mécanicien attitré du directeur de la prison, Gerbens crache par terre à la seule mention de son nom, il verse une rasade de raide dans le fond de son thé prononce de terribles imprécations néerlandaises et je me demande si ce récit est vrai, s’il est réellement possible que cet homme ait passé huit ans en prison pour une raison obscure, n’est-ce pas juste un type perdu, un vieux fou rongé par la solitude et la gnôle — pourquoi ne rentrez-vous pas en Hollande, je ne peux pas répond-il, je ne peux pas et ça ne vous regarde pas, je n’objecte rien je salue le vieil ivrogne il a la larme à l’œil il m’accompagne jusqu’à la porte — la cage d’escalier est jonchée d’ordures et je descends retrouver l’agonie rouge des soirs du Caire à l’odeur de momie