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III

Harmen Gerbens le Hollandais cairote repose maintenant dans la mallette au-dessus de mon siège — un nom et une histoire, chronologiquement le premier de la liste, sans que j’aie su moi-même à l’époque que la liste avait commencé et que je finirais par la porter à Rome cinq ans plus tard, tout tremblant avec une gueule de bois terrible épuisé fébrile sans réussir à dormir, aurais-je choisi le Vatican si Alexandra ne m’attendait pas au Transtévère, dans ce petit appartement au rez-de-chaussée sur une jolie cour, Alexandra dite Sashka peintre russe au visage d’icône le plus dur est fait, le plus dur tout laisser derrière soi démissionner quitter mon étrange employeur, depuis Venise après mes deux ans de guerre je n’ai jamais été aussi libre, je ne possède plus rien, pas même mon vrai nom — j’ai un passeport usurpé au nom d’Yvan Deroy, né presque en même temps que moi à Paris et interné depuis très longtemps dans une institution pour psychotiques en banlieue, il n’a jamais possédé de passeport et ses médecins seraient fort surpris de savoir qu’il se promène aujourd’hui en Italie, j’ai obtenu ce document le plus légalement du monde avec une fiche d’état civil et une facture EDF trafiquée à la mairie du 18e arrondissement : j’ai tellement porté de noms différents ces dernières années, sur des papiers d’identité de toutes les couleurs, je vais m’attacher à Yvan Deroy, ce soir le psychotique muet dormira au Plazza à Rome, il a réservé par Internet depuis un web-café des Champs-Elysées, Yvan Deroy n’ira pas voir son amante romaine tout de suite, il remettra sa dernière valise à qui de droit, comme on dit, quelqu’un viendra lui rendre visite dans sa chambre ils procéderont à l’échange avant qu’Yvan Deroy ne disparaisse plus ou moins définitivement, Yvan a une nouvelle vie depuis le mois dernier même un compte ouvert dans une grande succursale d’une banque quelconque, ce qui le change de son livret postal où ses parents versent régulièrement le prix de ses petits extras dans sa “pension”, aujourd’hui il possède une carte de crédit internationale — Yvan s’est acheté deux pantalons et autant de chemises dans un grand magasin, a retiré de l’argent liquide payé d’avance une nuit au Plazza et un billet d’avion qu’il n’a pas utilisé et maintenant il joue à déchiffrer le paysage dans le soir qui tombe, bien loin de Venise d’Alexandrie du Caire de Marianne aux seins blancs un peu plus près de la fin du monde à trente kilomètres de Milan où Bonaparte se reposa quelques jours au milieu de sa première campagne d’Italie, dans un palais magnifique confisqué à je ne sais qui, Milan dont la gare ressemble tant aux temples pharaoniques que ce même Bonaparte conquit avant de se lancer toujours plus avant dans l’expédition syrienne et le désastre du siège de Saint-Jean-d’Acre, Yvan Deroy le schizophrène délirant ou catatonique placé en institution spécialisée à L’Haÿ-les-Roses, à l’asile aurait-on dit autrefois — Yvan ne sort de sa léthargie que pour hurler et agresser très violemment le personnel et les autres patients, essayer de les tuer car ce sont ses ennemis, hurle-t-il, ils lui veulent du mal tout simplement il se défend et rien de plus pas d’envolée mystique pas de voix pas d’hallucinations Yvan ne quitte son état semi-comateux que pour une pure violence de bête féroce au gré des phases de la lune ou de l’évolution de son traitement et ce depuis près de vingt ans malgré les quantités de médicaments qu’il a ingurgités il résiste son mal résiste à la thérapeutique, c’est moi maintenant Yvan avait le crâne rasé à l’époque il levait le bras droit voulait en finir avec la pourriture démocratique les valets du bolchevisme et la juiverie internationale, il allait à l’église le dimanche pour distribuer des tracts à des bourgeoises qu’il effrayait plus qu’autre chose, il lisait Brasillach et tous les 6 février se rendait sur sa tombe avec d’autres militants pour célébrer le martyr et promettre vengeance à la victime de l’injustice gaulliste et de la haine juive, Yvan et moi rendîmes visite à Maurice Bardèche fasciste officiel qui nous offrit un volume de son histoire profranquiste de la guerre d’Espagne écrite en collaboration avec Brasillach — Yvan Deroy devint fou, je l’oubliai en accomplissant une préparation militaire normale puis une préparation militaire parachutiste et enfin toutes les préparations militaires possibles avant d’aller servir la France, volontaire pour un service long disait-on à l’époque, des mois à crapahuter dans les montagnes, esprit de corps chansons armes marches commandos nocturnes grenades artillerie légère un dur bonheur partagé avec les camarades je n’étais pas peu fier de revenir en permission pour raconter de naïfs exploits martiaux, le rejeton d’Arès n’était encore qu’un chiot à l’exercice, à l’entraînement, en manœuvres dans le Sud de la France, en manœuvres dans le Nord de la France, en manœuvres dans les Alpes toujours content d’avoir la vie si remplie par les armes l’honneur et la patrie, en suant dans les montagnes au col du Grand Saint-Bernard avec Hannibal et Bonaparte qui ne s’étaient pas fait d’ampoules, eux, montés sur leurs éléphants ou leurs chevaux, Hannibal le Tunisien fut à deux doigts de réussir, Rome trembla, Bonaparte réussit, l’Autriche capitula — Yvan Deroy se rappelle aujourd’hui dans ce train que ses parents étaient fiers de lui, que ces catholiques fervents voyaient son armée comme un camp scout propre à fortifier l’âme et le corps, sa mère lui susurrait à l’oreille, prophétique, n’oublie pas, ta patrie c’est aussi la Croatie, je voulais faire de la politique intégrer Sciences-po une fois mon temps sous les drapeaux achevé j’étais doué en histoire contemporaine tenace et travailleur tout allait me sourire même Marianne qui sans partager mes opinions droitières venait d’une bonne famille chrétienne, Yvan Deroy vient de franchir les Alpes une fois de plus alors que son vrai corps se morfond en attendant la fin du monde prostré dans un fauteuil roulant — maintenant je voyage incognito tout en restant “légal” un bon porteur de valise invisible dans la foule des identités et des transactions bancaires minuscules, Yvan Deroy, impossible de dormir effet de la demi-amphétamine que j’ai prise ce matin pour tenir le coup après avoir ronflé deux heures passablement soûl comme un imbécile j’ai raté l’avion et encore plus bêtement je me suis précipité vers le train au lieu d’attendre le suivant, j’ai faim maintenant, un peu, peut-être devrais-je aller manger ou plutôt boire quelque chose nous roulons très vite il bruine un peu ce soir de décembre me rappelle les longues nuits de l’automne croate, les champs de maïs sont identiques la pluie aussi en Slavonie autour d’Osijek en 1991 nous gelions dans nos vestes de chasse et malgré toutes mes préparations militaires et mes performances alpines j’avais peur, j’étais le plus expérimenté de mes compagnons et j’avais peur, foin d’Achille aux belles cnémides je tremblais de trouille accroché à ma kalachnikov la meilleure arme de notre escouade qu’on m’avait confiée à cause de mon expérience militaire mon croate était rudimentaire je disais petit canon pour mortier balles pour chargeur groupe pour section sans parler des régiments bataillons unités que je confonds encore, heureusement il y avait Andrija, Andrija le lion avait du courage à revendre c’était un paysan des environs d’Osijek il pêchait des brochets et des carpes dans la Drave et le Danube avec lesquelles sa mère cuisinait un méchant ragoût de poisson terriblement piquant à l’odeur de vase — j’ai sans doute faim pour y repenser à présent, le meilleur repas que je fis jamais je le dois tout de même à Andrija, un soir près de Noël, nous étions épuisés et transis dans la ferme aux trois quarts détruite qui nous tenait lieu de QG on a commencé à boire de la