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Le ton jusqu’alors poli de l’entretien s’était soudain rafraîchi. Sanogo secoua la tête comme s’il s’échauffait la mœlle épinière.

— Ça ne vous mènera nulle part, dit-il.

Le Zoulou le fixa avec des yeux de serpent.

— Faites ça pour moi.

Sanogo eut un rictus affligé avant de pivoter vers son ordinateur avec l’inertie d’un cargo.

— Vous n’allez pas mener une enquête ? fit-il en consultant les fichiers. Khayelitsha n’est pas de votre juridiction.

— Je veux juste rassurer ma vieille mère.

L’autre acquiesça, les paupières lourdes. Des listes de noms finirent par s’afficher sur l’écran. Après lecture, aucun ne répondait à celui de Simon Mceli.

— Votre gars n’est pas dans nos fichiers, dit-il en se recalant sur son fauteuil. Mais avec un taux de résolution des affaires autour de vingt pour cent, s’il fait partie d’un gang, vous avez peut-être une chance de le trouver à la fosse commune.

— Je m’intéresse aux vivants : il y a de nouveaux gangs dans le township ?

— Bah… C’est souvent le petit frère qui prend la place de l’aîné. Les brebis galeuses, c’est pas ça qui manque.

— Effectivement, répliqua Neuman : j’ai eu quelques mots ce matin avec deux types sur le chantier du gymnase. Des tsotsis d’à peine vingt ans qui parlaient le dashiki…

— La mafia nigériane, peut-être, avança le capitaine. Ils contrôlent les principaux réseaux de drogue.

— L’un d’eux avait un Beretta semblable à ceux de la police.

— Les armes non plus, c’est pas ça qui manque.

Walter Sanogo cliqua sur l’icône de son ordinateur pour la fermer.

— Écoutez, conclut-il en se levant. Je ne peux pas lancer une enquête au sujet d’un vol à l’arraché alors que j’ai douze viols déclarés la nuit dernière, un homicide et des dizaines de plaintes pour violence. Mais dites à votre maman de ne pas s’en faire : généralement, ceux qui s’attaquent aux vieilles dames n’en ont plus pour longtemps à vivre…

* * *

L’annexe du Red Cross Hospital avait été créée dans le cadre d’une vaste politique sanitaire visant à freiner la propagation endémique du sida. Myriam travaillait au dispensaire depuis un an : c’était son premier poste mais elle avait l’impression d’avoir passé sa vie à soulager la détresse des autres.

Sa mère avait contracté le virus de la manière la plus commune qui soit — son amant de l’époque la frappait en la traitant d’infidèle lorsqu’elle lui demandait de mettre un préservatif. Ses sœurs parties, effrayées par la maladie, Myriam s’était occupée de sa mère jusqu’à ses derniers instants. Elle ne voulait pas mourir à l’hôpital : elle disait qu’on y battait les femmes infectées par le sida, qu’on les accusait d’ouvrir trop facilement les cuisses, qu’elles l’avaient bien cherché… Sa mère était morte en pestiférée, dans ses bras, trente-cinq kilos repus de larmes. Dès lors, Myriam pouvait soigner le monde entier : le monde entier était malade. L’Afrique en particulier…

Des enfants jouaient à une partie de morabaraba avec des petits cailloux dans le hall bondé du dispensaire. Neuman aperçut la jeune infirmière parmi la foule de patients, ses cheveux tressés avec soin et sa blouse blanche qui la moulait joliment. Myriam le laissa venir jusqu’à elle. Un rêve éteint sitôt allumé.

— Vous avez disparu tout à l’heure, dit-il pour s’excuser.

— J’en avais marre de vous attendre… J’ai du travail, ajouta-t-elle en désignant les seringues qui roulaient sur le plateau.

Elle boudait. Ou faisait semblant.

— Je voulais vous remercier de vous être occupée de ma mère, dit-il.

— C’est mon métier.

Ses yeux cuivrés envoyaient des paillettes. Un feu d’artifice.

— Je ne vous ai même pas payée pour votre déplacement, fit-il en lui tendant un billet de cinquante rands.

Myriam empocha l’argent sans ciller : c’était trois fois le prix de la course mais ça lui apprendrait à être désagréable quand on est si beau.

— Vous savez que je l’aurais fait pour rien, dit-elle quand même. Votre maman m’a beaucoup aidée quand je suis arrivée au dispensaire.

— Elle aiderait les pierres à se relever…

— Vous me comparez à une pierre ? s’étonna-t-elle d’un air charmant.

— Une pierre précieuse : en tout cas pour elle, s’empressa-t-il d’ajouter. Merci encore.

Elle le dévisagea. Les Zoulous avaient des formules de politesse parfois interminables mais cet étrange spécimen avait une idée derrière la tête et ses beaux yeux n’y changeraient rien.

— Je cherche un enfant, dit-il. Simon Mceli : il a été soigné ici il y a quelque temps. Un gamin qui doit avoir une dizaine d’années. Sa mère était une sangoma du township.

— Je ne sais pas, répondit-elle, les yeux dans le vague. Mais ça doit être noté quelque part…

Myriam semblait beaucoup plus intriguée par la cicatrice sur son front, qu’elle venait de remarquer.

— Vous pouvez me montrer ? insista-t-il.

L’infirmière acquiesça en soufflant bruyamment (heureusement qu’il était venu pour la remercier) et partit consulter les dossiers médicaux dans le bureau voisin. Myriam tira un casier métallique et inspecta les fiches des patients. Une chaleur moite régnait dans le réduit, elle pouvait sentir son souffle sur son épaule et un sentiment plus diffus, comme un malaise de se retrouver tous les deux, ici…

— Oui, dit-elle bientôt en extrayant une fiche du casier coulissant : Simon Mceli. Il est venu en janvier 2006.

— C’était quoi son problème ? De l’asthme ?

— Je n’ai pas le droit de vous le dire, répondit l’infirmière d’un air espiègle : je ne sais même pas si j’ai le droit de faire ce que je fais.

Il la trouvait marrante.

— On peut quand même connaître sa dernière adresse…

— 124 Bico Street, bloc C.

C’était à cinq minutes en voiture.

— Merci, dit-il.

Myriam avait chaud sous sa blouse blanche. Manque de ventilation. Elle chercha un mot d’esprit pour le retenir mais c’était comme si les murs ne voulaient plus d’eux. Il disparut dans un courant d’air.

Le bloc C était un quartier pauvre où se succédaient des maisons de tôles ondulées, souvent prolongées par des backyard shacks, ces cabanes d’arrière-cour construites comme pièces d’appoint. On y regardait la télévision quand le voisin l’avait, le temps qui passait sans vous sur le bord de la route. Le dernier bus de touristes envoyé en résilience post-apartheid ayant été dévalisé par un gang, on n’y voyait plus un Blanc, sinon les membres d’ONG implantées dans le township. Les tour-opérateurs s’étaient rabattus sur des minibus, moins ostentatoires, pour des visites ciblées : écoles, échoppes d’artisanat local, associations caritatives…

Bico Street : Neuman se gara près du compteur électrique, dont les fils arachnéens se dispersaient vers les taudis. Le numéro 124 était peint sur une boîte de conserve fixée devant la porte. Pas de nom, ni de boîte aux lettres — personne ne recevait jamais de courrier dans le township. Il frappa à la porte de contreplaqué qui, en s’ouvrant, faillit lui tomber sur les pieds.

Une femme apparut dans l’embrasure de la cabane, vêtue d’une petite robe d’acrylique satiné qui brillait surtout par son absence. La commissure de ses yeux trahissait des malheurs répétés et pas mal de nuits blanches. Elle se levait, visiblement.

— Qu’est-ce que c’est ? lança une voix d’homme dans son dos.

— Laisse tomber, mon King Kong, t’es pas de taille…