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La fille eut un sourire qui allait bien avec sa nuisette.

— Je cherche une femme, fit Neuman : Nora Mceli.

— C’est pas moi… Dommage, hein ?

— Ça dépend de ce qui lui est arrivé. Nora habitait encore ici en 2006, avec son fils, Simon. Il paraît qu’elle a quitté le township il y a quelques mois…

— Possible.

— Nora Mceli, répéta-t-il. Une sangoma du quartier.

La fille roula des hanches sur la terre battue.

— Qui c’est, bordel ?! réitéra la voix dans son dos.

— Ne l’écoutez pas, Seigneur, fit-elle sous un air de confidence : il est de mauvaise humeur quand il a bu la veille.

— Tu vas me répondre au lieu de tordre ton cul ! gueula l’autre. C’est chez moi ici !

Neuman traversa le regard de braise refroidie qui barrait le passage et s’imposa sans force à l’intérieur. Un Noir d’une trentaine d’années vêtu d’un short informe buvait une bière sur une paillasse qui encombrait la moitié de la pièce. Mégots sur le sol, slips, canettes éparpillées, un bout de moteur dans l’évier de la cuisine, la fille n’était que de passage.

— Je cherche Nora Mceli : la sangoma qui habitait ici.

— Elle est plus là, répondit le type. Qu’est-ce que vous faites chez moi ? C’est une propriété privée, ici !

Neuman présenta sa plaque à son visage fripé.

— Dites-moi ce que vous savez avant que je ne jette un œil à votre fourbi.

Le Noir rapetissa dans son short de foot — ça sentait la dagga[9] à plein nez.

— Je la connais pas, je vous dis. J’ai repris la maison à mon cousin, là, Sam, fit-il d’un coup de tête. Faudrait voir avec lui. Je sais rien, moi : à peine ma date de naissance !

La fille gloussa. Du coup, lui aussi.

— C’est vrai ce qu’y dit ! assura-t-elle avec aplomb.

La fille se dandinait toujours contre la porte. Poivre et miel : le parfum de sa peau. Ça lui rappelait qu’il n’avait toujours pas prévenu Maia…

Le cousin Sam fut heureusement plus loquace : Nora et Simon Mceli étaient partis il y a un an environ. La sangoma n’était pas très bien vue dans le quartier. On l’accusait de confectionner des muti, des potions magiques, de jeter des sorts, on disait même que c’est à cause de ça qu’elle était tombée malade, que ses pouvoirs s’étaient retournés contre elle. Quant à son fils, Simon, il se souvenait d’un garçon souffreteux et taciturne dont on se méfiait par atavisme, superstition…

— On les a jamais revus dans le quartier, assura le vieil homme.

— Nora n’avait pas de famille ?

Sam haussa les épaules :

— Elle parlait d’une cousine, des fois, qui habitait de l’autre côté de la ligne de chemin de fer…

Les camps de squatteurs.

Le soleil chassait les ombres à midi. Neuman marchait vers sa voiture quand il reçut l’appel de Fletcher.

— Ali… Ali, ramène-toi…

* * *

Les nuages coulaient, azote liquide, du haut de la Table Mountain, dévalaient les pics jusqu’au Jardin botanique de Kirstenbosch, adossé à ses flancs. Neuman remonta l’allée sans un regard pour les fleurs jaunes et blanches qui égayaient les parterres. Fletcher attendait sous les arbres, les mains dans les poches, seul signe de sérénité du jeune homme. Ils échangèrent un signe amical.

La brise était plus fraîche à l’ombre du Fragrance Garden : « Wilde iris (Dictes grandiflora) », disait l’affichette. Neuman s’agenouilla. Ça sentait le pin, l’herbe mouillée, d’autres plantes aux noms savants… La fille reposait au milieu des fleurs : une femme blanche, qu’on devinait à peine derrière le bosquet d’acacias. Une femme très jeune, à en croire la morphologie et le grain de peau.

— C’est un employé municipal qui l’a trouvée, annonça Fletcher au-dessus de lui. Vers dix heures et demie. Les portes ouvrent à neuf heures mais cette partie du parc est assez isolée. On a évacué les visiteurs…

Sa robe d’été était relevée jusqu’à la taille, dévoilant des jambes mouchetées de sang. Un petit nuage d’insectes s’affairait autour de son visage. La pauvre avait reçu tant de coups qu’on n’y distinguait plus l’arête du nez, ni les arcades sourcilières. Les pommettes et les yeux aussi avaient disparu sous une mélasse de chair, d’os et de cartilages ; la bouche était pulvérisée, les dents enfoncées dans la gorge, le front éclaté à plusieurs endroits. On l’avait massacrée comme pour effacer ses traits, supprimer son identité.

Dan Fletcher détournait les yeux du cadavre. Il avait à peine trente ans mais déjà une solide expérience auprès de Neuman, quatre années sous ses ordres qui, selon lui, comptaient double. Fletcher avait vu des noyés, des brûlés vifs, des tués à la chevrotine. Cette gamine n’arrangerait pas ses nuits.

— On sait qui c’est ? demanda Neuman.

— On a retrouvé une carte de retrait à un club vidéo au nom de Judith Botha dans la poche de son gilet, répondit-il, avec une adresse à Observatory.

Le quartier étudiant de la ville.

— Pas de sac à main ?

— On cherche toujours dans les fourrés.

Sourd à l’agitation des grillons, Neuman semblait hypnotisé par le pétale rouge vif emmêlé aux cheveux de la victime. Le spectacle de ces doigts rétractés comme des araignées fraîchement écrasées le faisait respirer à petites goulées. Il songea aux derniers moments de sa vie, à la terreur qu’elle avait ressentie, au sort qui l’avait menée là, à mourir au milieu des iris de Wilde… Une fille qui n’avait pas vingt ans.

Dan Fletcher restait silencieux à l’ombre des acacias. Il voulait ranger un peu la maison avant le retour de Claire, c’était raté, quatre jours sans elle lui paraissaient des siècles, maintenant le service était en ébullition et tous ces effluves lui donnaient le tournis — il n’aimait que le parfum de sa femme.

Neuman se redressa enfin.

— Tu en penses quoi ? demanda Fletcher.

— Où est Brian ?

— J’ai appelé plusieurs fois sur son portable mais ça ne répond pas.

Les parfums montaient, capiteux. Neuman grimaça devant le corps désarticulé de la fille :

— Rappelle-le.

4

Le monde chavira d’un bloc dans l’océan nocturne. Brian Epkeen tomba au fond d’un abysse et se réveilla en sursaut : le glissement de la porte coulissante avait fait comme un déclic dans sa tête… Le bruit venait d’en bas, un bruit léger mais parfaitement audible, qui bientôt cessa.

Brian roula sur le lit, évita de peu la tête qui reposait sur l’oreiller voisin, recula pour faire le point. Les oiseaux pépiaient par la fenêtre de la chambre, des cheveux roux bouclés dépassaient des draps et quelqu’un venait de s’introduire dans la maison.

Epkeen chercha son revolver, il n’était pas sur le secrétaire. Il vit la tête échevelée qui lui tournait le dos mais aucun vêtement sur le parquet… Il quitta les draps sans un bruit, attrapa le calibre.38 sous le lit et marcha nu sur le tapis de la chambre : doucement, il repoussa la porte.

Il était dans le cirage, ses habits toujours hors de vue, mais il y avait bien une présence en bas : des pas furtifs venaient de quitter le salon. On entendait fouiller dans le vestibule… Il descendit l’escalier à pas de velours, frotta ses yeux qui tardaient à se mettre à niveau, atteignit le couloir du rez-de-chaussée et se plaqua contre le mur. L’intrus n’avait pas eu à escalader la grille pour pénétrer chez lui : la porte était restée ouverte.

Epkeen serra la crosse de son arme, maintenant complètement réveillé. Il ne savait pas pourquoi il avait tout laissé ouvert, ou plutôt il s’en doutait — les boucles rousses à l’étage. De toute façon la maison était trop grande pour lui, ce n’était plus une question de système de sécurité… Il avança vers le vestibule, en proie à des sentiments contradictoires. Le silence semblait fondu aux murs de la maison, le chant des oiseaux en suspens. Epkeen, qui venait de contourner la cloison, eut un bref moment de stupeur : le voleur était là, de dos, en train de fouiller les poches de sa veste, miraculeusement accrochée au portemanteau.

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9

Herbe locale.