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Qui parle derrière moi parle à mon cul

L’expression, on s’en doute, ne fut jamais prononcée par grand-mère dont les bonnes manières et le langage policé lui avaient valu le surnom de « petite comtesse » (il est aussi vrai que Comte était son nom de jeune fille), mais elle est assez ancienne pour avoir pu figurer au lexique d’une autre grand-mère, notamment liégeoise ou namuroise puisque la maxime a son équivalent en dialecte de Wallonie dès le XIXe siècle : « Qui djâse drî mi, djâse à m ‘cou. » Elle permet de considérer avec mépris ceux qui médisent de vous sans jamais oser vous affronter directement, de les ignorer et de continuer votre chemin, insensible aux ragots, commérages, cancans et calomnies qui peuvent courir sur votre compte. Le dadaïste Francis Picabia (1879–1953) reprit la formule sous une forme encore plus dédaigneuse : « Ceux qui parlent derrière moi, mon cul les contemple » ou, « Ceux qui médisent derrière mon dos, mon cul les contemple. »

Tu dirais ça à un cul-de-jatte, il te donnerait un coup de pied où je pense[22]

Voilà une réplique apte à dénoncer sottise ou insolence. Imaginer qu’un cul-de-jatte puisse retrouver miraculeusement une jambe et son usage pour vous botter le derrière en dit long sur l’énormité que vous venez de proférer.

Cette plaisanterie appartient à un autre âge où les infirmes en général, les culs-de-jatte en particulier, étaient l’objet de plaisanteries de mauvais goût, comme cette blague… éculée du cul-de-jatte chez le coiffeur :

« Je vous coupe les pattes ?

— Non mais, dites donc, vous voulez mon pied au c… ?

— Je vois. Monsieur s’est levé du pied gauche ce matin !

— Si vous continuez sur ce ton, je ne mettrai plus les pieds chez vous.

— Ne vous fâchez pas, c’était juste pour vous faire marcher ! »

Deux explications au mot cul-de-jatte : le bas du corps de ces infirmes évoque le fond arrondi d’une jatte, ou il s’agit d’une référence à l’appareil qu’utilisaient les estropiés pour se maintenir. L’écrivain Paul Scarron (1610–1660) paralysé des jambes en était… réduit à cette extrémité. Dans son Testament, il écrit en 1660 :

« Moi, qui suis dans un cul de jatte, Qui ne remue ni pied ni patte, Et qui n’ai jamais fait un pas, Il faut aller jusqu’au trépas. »

Cette exclamation populaire a valeur d’affirmation, d’insistance et peut aussi souligner l’évidence. Elle n’est plus guère utilisée de nos jours qu’en Bretagne, dans le Maine et le Centre-Ouest mais, elle était fréquente aux XVIIe et XVIIIe siècles, chez Molière, Marivaux ou Beaumarchais, par exemple :

« Dame ! oui, je lui dis tout… hors ce qu’il faut lui taire »

(Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, III, 9, 1778).

Il s’agit d’une abréviation de Par Nostre Dame, Dame-Dieu ou Dame-Deu. Nostre Dame fut aussi abrégé en Tredame :

« Tredame ! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle déjà ? »

(Molière, Le Bourgeois gentilhomme, III, 5, 1670).

L’interjection est synonyme de Pardi !, altération de « pardieu ».

Ça dépend… C’est tout dépendu, y’a plus rien à pendre

Parmi les réponses qui déplaisaient à grand-mère je citerai : « Je ne l’ai pas fait exprès », « Ce n’est pas ma faute », « Ce n’est pas moi » et Ça dépend. Chacune déclenchait sa repartie appropriée, dans l’ordre : « Manquerait plus que ça ! », « Ça n’est pas la mienne, non plus ! », « C’est sans doute le pape ! » et C’est tout dépendu, y’a plus rien à pendre. Jeu de mot sur les deux sens du verbe dépendre, « décrocher ce qui est pendu » et « être subordonné à », c’est tout dépendu était une façon de refuser mon hésitation, mon indécision, mon manque de franchise, car mon ça dépend voulait trop souvent dire « peut-être » ou « je ne sais pas quoi répondre ».

Une histoire à dormir debout

Devinette facétieuse :

« Connaissez-vous l’histoire du lit vertical ?

— Non.

— C’est une histoire à dormir debout ! »

L’expression est ici prise au pied de la lettre, mais quel sens figuré a pu créer cette équivalence entre à dormir debout et « absurde » ou « difficile à croire » ? Il serait en effet plus cohérent que l’histoire fût ennuyeuse, amenant ainsi l’interlocuteur à non seulement s’assoupir mais aussi dormir sans s’être couché. Elle serait alors bien appropriée au « jeu de l’ennui », cher à Jean Carmet : on choisit une victime à laquelle on raconte une histoire longue et dénuée de tout intérêt. Est déclaré vainqueur le conteur qui aura réussi à faire bâiller son interlocuteur en un minimum de temps.

Telle fut bien la signification première de l’expression, le conte étant si ennuyeux ou si invraisemblable que vous vous en désintéressez au point d’avoir sommeil : « Ce sont des contes à dormir debout. These are most idle, frivolous or foolish tales[23] » (Cotgrave, 1611). De l’absence d’intérêt à la futilité, de la futilité à l’invraisemblable, l’expression a changé de signification pour ne plus revêtir aujourd’hui que la dernière : une histoire à dormir debout, c’est une histoire qui ne tient pas debout, ce que pense Michel Onfray du récit d’Adam et Ève, « tout juste bon à grossir le rang des contes ou des histoires à dormir debout » (Traité d’athéologie, Grasset, 2005).

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22

Variante : Tu dirais ça à un cheval de bois, il te donnerait un coup de pied.

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23

Voilà des histoires particulièrement futiles, frivoles et bêtes.