Выбрать главу

Bouville partageait sa charge avec le vieux sire de Joinville. Mais le sénéchal héréditaire de Champagne, le compagnon de Saint Louis, avait maintenant quatre-vingt-douze ans, ce qui faisait de lui, probablement, le doyen de la haute noblesse française. Il était à demi aveugle, et aspirait surtout à regagner, comme chaque été, son château de Wassy sur la Marne, où il vivait somptueusement du revenu des dotations à lui accordées par trois rois. En venté, il somnolait la plus grande partie du temps, et toutes les tâches incombaient à Bouville.

Celui-ci, aux yeux de Clémence, représentait les souvenirs heureux. Ambassadeur d’abord venu pour demander sa main, puis pour la conduire de Naples jusqu’en France, il était son confident et sans doute le seul ami véritable qu’elle comptât à la cour.

Bouville comprit bien que Clémence ne voulait pas bouger de Vincennes.

— Monseigneur, dit-il à Valois, je puis mieux assurer la garde de la reine dans ce manoir étroitement clos de murailles que dans le grand palais de la Cité ouvert à tout venant. Et si c’est le voisinage de la comtesse Mahaut que vous redoutez, je puis vous apprendre, car on me tient informé de tous les mouvements d’alentour, que Madame Mahaut fait en ce moment charger ses chariots pour Paris.

Valois ne laissait pas d’être assez agacé de l’autorité prise par Bouville depuis qu’il était curateur, et de son insistance à demeurer là, planté sur son épée, à côté de la reine.

— Messire Hugues, dit-il avec hauteur, vous avez charge de veiller au ventre, et non de décider de la résidence de la famille royale ni de défendre à vous seul tout le royaume.

Sans se troubler, Bouville répondit :

— Dois-je aussi vous faire observer, Monseigneur, que la reine ne peut se montrer avant quarante jours écoulés depuis son deuil ?

— Je vous en remercie ; mais je connais aussi bien que vous les usages, Bouville. Qui vous dit que la reine devra se montrer ? Nous la ferons cheminer en char fermé… Enfin, ma nièce, s’écria Valois, ne croirait-on pas que je veux vous envoyer au-delà des mers, et que Vincennes est à mille lieues de Paris !

— Comprenez-moi, mon oncle, répondit faiblement Clémence, ce séjour de Vincennes est le dernier don que j’ai reçu de Louis. Il m’a fait présent de cette maison quelques heures avant qu’il meure, là… Il me semble qu’il n’en est pas encore vraiment parti. Comprenez… C’est ici que nous avons eu…

Mais Monseigneur de Valois ne pouvait rien entendre aux exigences du cœur ni aux imaginations de la douleur.

— Votre époux, pour lequel nous prions, ma chère nièce, appartient désormais au passé du royaume. Mais vous, vous en détenez l’avenir. En exposant votre vie, vous exposez celle de votre enfant. Louis, qui vous voit de là-haut, ne vous le pardonnerait pas.

Il avait touché juste, et Clémence, sans rien dire, s’affaissa un peu sur son siège.

Mais Bouville déclara que rien ne se pouvait décider sans l’accord de messire de Joinville qu’il envoya chercher sur-le-champ. On attendit plusieurs minutes. Puis la porte s’ouvrit, et l’on attendit encore. Enfin, vêtu d’une longue robe de soie comme on en portait au temps de la croisade, tremblant sur ses membres, la peau tachée et pareille à une écorce d’arbre, la paupière larmoyante, la prunelle pâlie, le dernier compagnon de Saint Louis apparut, traînant les semelles, et soutenu par un écuyer presque aussi chenu que lui. On l’assit avec tous les égards qu’on lui devait, et Valois entreprit de lui expliquer ses intentions concernant la reine. Le vieillard écoutait, hochant la tête avec componction, et visiblement satisfait d’avoir encore un rôle à jouer. Quand Valois eut achevé, le sénéchal s’abîma dans une méditation que chacun se garda de troubler ; on attendait l’oracle qui allait tomber de sa bouche. Et soudain Joinville demanda :

— Mais adoncques, où est le roi ?

Valois prit une expression désolée. Tant de peine dépensée en vain, alors que le temps pressait ! Le sénéchal saisissait-il encore ce qu’on lui disait ?

— Voyons, le roi est mort, messire, et nous l’avons descendu en terre ce matin. Vous savez bien que vous avez été nommé curateur…

Le sénéchal plissa le front et parut faire un grand effort de réflexion. Il perdait de plus en plus le souvenir de l’immédiat. Depuis longtemps déjà il était sujet à cette sorte de défaillance ; ainsi, il ne s’était pas aperçu, en dictant à quatre-vingts ans passés ses fameux Mémoires, qu’il répétait presque textuellement vers la fin de la seconde partie ce qu’il avait conté dans la première…

— Ah !… notre jeune sire Louis, dit-il enfin. Il est mort… C’est à lui que j’avais présenté mon grand livre.[1] Savez-vous que voici le… quatrième roi que je vois trépasser ?

Il annonçait cela comme s’il se fût agi d’un exploit.

— Adoncques, si le roi est mort, la reine est régente, ajouta-t-il.

Monseigneur de Valois devint pourpre. Il avait cru, connaissant la décrépitude de l’un et la nature dévouée de l’autre, qu’il pourrait manœuvrer les deux curateurs à sa guise ; son calcul se retournait contre lui. L’extrême vieillesse et l’extrême scrupule semblaient se liguer pour lui créer des difficultés.

— La reine n’est pas régente, messire sénéchal, elle est grosse, s’écria-t-il. Voyez son état, et si elle est en mesure de satisfaire aux tâches du royaume !

— Vous savez que je ne vois mie, répondit le vieillard.

Le front dans la main, Clémence pensait seulement : « Mais quand finiront-ils ? Mais quand me laisseront-ils en paix ? »

Joinville commença d’expliquer dans quelles conditions, à la mort du roi Louis Huitième, la reine Blanche de Castille avait assumé la régence, pour la grande satisfaction de tous.

— Madame Blanche, cela se disait bien bas, n’était pas toute pureté comme l’image qu’on en a faite. Et il paraît que le comte Thibaut, dont mon père était bien compaing, la servit jusque dans son lit…

Il fallut le laisser parler. Le sénéchal, s’il oubliait les événements de la veille, gardait une mémoire précise des médisances qui couraient dans sa prime jeunesse. Il avait trouvé un auditoire et en profitait. Ses mains, agitées d’un tremblement sénile, raclaient sans relâche la soie de sa robe, sur ses genoux.

— Et même quand notre saint roi partit pour la croisade, où je fus avec lui…

— La reine résidait à Paris pendant ce temps, n’est-il pas vrai ? coupa Charles de Valois.

— Certes… certes… fit le sénéchal.

Ce fut Clémence qui la première lâcha prise.

— Eh bien, soit ! mon oncle, fit-elle, je ferai votre volonté et rentrerai à la Cité.

— Ah ! Voilà enfin sage décision, qu’approuve sûrement messire de Joinville.

— Certes… certes…

— Je m’en vais prendre toutes mesures. Votre escorte sera commandée par mon fils Philippe et notre cousin Robert d’Artois…

вернуться

1

C’est vers l’âge de soixante-quinze ans que le sénéchal de Joinville entreprit son Histoire de Saint Louis, à la demande de la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, qui voulait avoir un livre des « saintes paroles et des bons faits » du roi croisé.

La rédaction prit à Joinville une dizaine d’années. La reine Jeanne étant morte dans l’intervalle, ce fut à son fils, Louis de Navarre, futur Louis X Hutin, que l’auteur fit la dédicace de son ouvrage « À son bon seigneur Louis, fils du Roy de France », et le lui présenta, comme en fait foi une miniature du temps.