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Il raccompagna le cardinal.

L’instant où deux hommes que tout en apparence sépare, l’âge, l’aspect, l’expérience, les fonctions, se reconnaissent de trempe égale et devinent qu’il peut naître entre eux une collaboration et une amitié, cet instant-là dépend plus des conjonctions mystérieuses du destin que des paroles échangées.

Au moment où Philippe s’inclinait pour baiser l’anneau du cardinal, celui-ci murmura :

— Vous feriez, Monseigneur, un parfait régent.

Philippe se releva. « Savait-il donc que, pendant tout ce temps, je ne songeais qu’à cela ? » pensa-t-il. Et il répondit :

— Ne feriez-vous pas vous-même, Monseigneur, un pape excellent ?

Et ils ne purent s’empêcher de sourire discrètement, le vieillard avec une sorte d’affection paternelle, le jeune homme avec une amicale déférence.

— Je vous saurais gré, ajouta Philippe, de conserver secrète la grave nouvelle que vous m’avez apportée, jusqu’à ce qu’elle ait été publiquement confirmée.

— Ainsi agirai-je, Monseigneur, pour vous servir.

Resté seul, le comte de Poitiers ne prit que quelques secondes de réflexion. Il appela son chambellan.

— Adam Héron, aucun chevaucheur n’est arrivé de Paris ? demanda-t-il.

— Non, Monseigneur.

— Alors, faites clore toutes les portes de Lyon.

IV

« SÉCHONS NOS LARMES »

Ce matin-là, la population lyonnaise fut privée de légumes. Les charrois des maraîchers avaient été retenus hors des murs, et les ménagères clabaudaient devant les marchés vides. Le pont qui franchissait la Saône était barré par la troupe. Si l’on ne pouvait pas entrer dans Lyon, on ne pouvait non plus en sortir. Marchands italiens, voyageurs, moines ambulants, renforcés par les badauds et les désœuvrés, s’aggloméraient autour des portes et réclamaient des explications. La garde, invariablement, répondait à toute demande « Ordre du comte de Poitiers ! » avec cet air distant, important, que prennent les agents de l’autorité lorsqu’ils ont à appliquer une mesure dont ils ignorent eux-mêmes la raison.

— Mais j’ai ma fille malade à Fourvière…

— Ma grange de Saint-Just a brûlé hier à la vesprée…

— Le bailli de Villefranche va me faire saisir si je ne lui porte point mes tailles ce jourd’hui ! criaient les gens.

— Ordre du comte de Poitiers !

Et quand la presse devenait un peu forte, les sergents royaux commençaient à lever leurs masses. En ville circulaient d’étranges rumeurs. Les uns assuraient qu’il allait y avoir la guerre. Mais avec qui ? Nul ne pouvait le dire. D’autres affirmaient qu’une émeute sanglante s’était produite pendant la nuit, près du couvent des Augustins, entre les hommes du roi et les gens des cardinaux italiens. On avait entendu passer des chevaux. On citait même le nombre des morts. Mais du côté des Augustins, tout était calme.

L’archevêque, Pierre de Savoie, était très inquiet, se demandant quel coup de foudre s’apprêtait, pour le contraindre probablement d’abandonner, au profit de l’archevêque de Sens, le primatiat des Gaules, seule prérogative qu’il ait pu conserver lors du rattachement de Lyon à la couronne en 1312.[5] Il avait envoyé l’un de ses chanoines aux nouvelles, mais le chanoine s’était heurté, chez le comte de Poitiers, à un écuyer très courtois et muet. Et l’archevêque s’attendait à recevoir un ultimatum. Chez les cardinaux, logés dans les divers établissements religieux, l’angoisse n’était pas moindre et tournait même à l’affolement. Ils gardaient en mémoire l’affaire de Carpentras. Mais, cette fois, comment fuir ? Des émissaires couraient des Augustins aux Cordeliers et des Jacobins aux Chartreux. Le cardinal Caëtani avait dépêché son homme à tout faire, l’abbé Pierre, chez Napoléon Orsini, chez Alberti de Prato, chez Flisco, le seul Espagnol, afin de dire à ces prélats :

— Voyez ! Vous vous êtes laissé séduire par le comte de Poitiers. Il nous avait juré de ne point nous molester, et que nous n’aurions même pas à entrer en clôture pour voter, que nous serions tout à fait libres. Et maintenait il nous enferme dans Lyon.

Duèze lui-même reçut la visite de deux de ses collègues provençaux, le cardinal de Mandagout et Bérenger Frédol l’aîné. Mais Duèze feignit de sortir de ses travaux savants et de n’être au courant de rien. Pendant ce temps, dans une cellule proche de son appartement, Guccio Baglioni dormait comme une pierre, hors d’état de songer seulement qu’il pouvait être à l’origine d’une pareille panique.

Depuis une heure, le consul Varay et trois de ses collèges, venus pour exiger des explications au nom du « syndical » de la ville, piétinaient dans l’antichambre du comte de Poitiers.

Celui-ci siégeait à huis clos avec les membres de son entourage et les grands officiers qui faisaient partie de sa mission.

Enfin les tentures s’écartèrent et le comte de Poitiers parut, suivi de ses conseillers. Tous avaient la mine grave.

— Ah messire Varay, vous vous trouvez bien, et vous tous, messires consuls, dit le comte de Poitiers. Nous allons pouvoir vous remettre céans le message que nous nous apprêtions à vous faire tenir. Messire Miles, veuillez lire.

Miles de Noyers, qui avait été conseiller au Parlement et maréchal de l’ost sous Philippe le Bel, déploya un parchemin et lut :

« À tous les baillis, sénéchaux et conseils des bonnes villes. Nous vous faisons savoir la grande déploration que nous avons de la mort de notre frère bien-aimé le roi notre Sire Louis Dixième, que Dieu vient d’enlever à l’affection de ses sujets. Mais la nature humaine est faite ainsi que nul ne peut dépasser le terme qui lui est assigné. Aussi avons-nous décidé de sécher nos larmes, de prier avec vous le Christ pour son âme, et de nous montrer empressé au gouvernement du royaume de France et du royaume de Navarre afin que leurs droits ne dépérissent pas et que les sujets de ces deux royaumes vivent heureux sous le bouclier de la justice et de la paix.

Le régent des deux royaumes, par la grâce de Dieu. »

PHILIPPE.

Le premier émoi passé, messire Varay vint aussitôt baiser la main du comte de Poitiers, et les autres consuls l’imitèrent sans hésitation.

Le roi était mort. La nouvelle en soi était assez stupéfiante pour que nul ne songeât, au moins pour quelques minutes, à se poser de questions. En l’absence d’un héritier majeur, il semblait parfaitement normal que le plus âgé des frères du souverain assurât le pouvoir. Les consuls ne doutèrent pas un instant que la décision n’eût été prise à Paris par la Chambre des Pairs.

— Veuillez faire crier ce message par la ville, ordonna Philippe de Poitiers, après quoi les portes seront aussitôt ouvertes.

Puis il ajouta.

— Messire Varay, vous êtes puissant au négoce des draps, je vous saurais gré de me fournir de vingt manteaux noirs, à déposer dans mon antichambre, pour en couvrir les gens qui viendront me présenter leur douloir.

Et il congédia les consuls.

Les deux premiers actes de sa prise de pouvoir se trouvaient accomplis. Il s’était fait proclamer régent par son entourage, qui devenait du même coup son Conseil de gouvernement. Il allait être reconnu par la ville de Lyon où il résidait. Il avait hâte maintenant d’étendre cette reconnaissance à l’ensemble du royaume et de placer Paris devant un état de fait. Le succès résidait dans la vitesse.

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5

Jusqu’au milieu du XIIème siècle, la ville de Lyon était au pouvoir des comtes de Forez et de Roannez, sous la souveraineté purement nominale de l’empereur d’Allemagne.

À partir de 1173, l’empereur ayant reconnu à l’archevêque de Lyon, primat des Gaules, des droits souverains, le Lyonnais fut séparé du Forez, et le pouvoir ecclésiastique gouverna la ville, avec droit de justice, de battre monnaie et de lever des troupes.

Ce régime déplut à la puissante commune de Lyon, uniquement composée de bourgeois et de marchands, lesquels pendant plus d’un siècle luttèrent pour s’émanciper. Après plusieurs révoltes malheureuses, ils firent appel au roi Philippe le Bel qui, en 1292, prit Lyon sous sa protection.

Vingt ans plus tard, le 10 avril 1312, un traité, conclu entre la commune, l’archevêché et le roi, réunit définitivement Lyon au royaume de France.

En dépit des revendications de Jean de Marigny, archevêque de Sens et qui contrôlait le diocèse de Paris, l’archevêque de Lyon parvint à garder le primatiat des Gaules, seule prérogative qui lui fût maintenue.

À la fin du Moyen Âge, Lyon comptait 24 taverniers, 32 barbiers, 48 tisserands, 56 couturiers, 44 poissonniers, 36 bouchers, épiciers et charcutiers, 57 escoffiers (chausseurs), 36 panetiers et boulangers, 25 albergeurs, 15 orfèvres ou doriers, 20 drapiers, et 87 « notaires ».

La ville était administrée par la « commune », constituée des bourgeois commerçants qui nommaient, chaque 21 décembre, douze consuls, toujours notables et choisis parmi les familles riches ; ce corps consulaire s’appelait le « syndical ».

L’une des plus anciennes familles consulaires était celle des Varay, drapiers et changeurs. Trente et un de ses membres portèrent le titre de consul ; certains furent souvent réélus, et l’un d’eux jusqu’à dix fois. On comptait huit Varay parmi les cinquante citoyens que les Lyonnais se donnèrent pour chefs, en 1285, afin de mener la lutte contre l’archevêque et d’obtenir l’annexion à la France.