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Apparenté à somme, résultat d’une addition, le sommet domine ce qui l’entoure, jusqu’à ce que la géométrie s’en empare, car les sommets d’un triangle peuvent être tournés vers le bas. Voilà qui serait nouveau, pour un sommet politique. Par ailleurs, le sommet, au figuré, c’est normalement le degré le plus haut, le comble, le summum, car on a repris le mot latin. Mais ce comble peut s’appliquer à une chose négative : il ne faudrait pas que le sommet de Nice soit le comble de la confusion, le sommet de l’incompréhension, l’ineptie suprême (en français spontané, la superconnerie).

Les difficultés de l’Europe sont normales ; les pays, les opinions attachées à leurs amours nationales, les intérêts contradictoires rendent l’unité fragile. Pourtant, l’antisommet ou le contre-sommet qui défilait hier dans les rues de Nice n’avait rien d’un carnaval, car on manifestait au nom d’une politique sociale décente et commune. Reste à savoir si, en remontant vers les cimes, la chaleur humaine ne va pas céder la place au froid et à ce qu’un intello juif de Londres du nom de Karl Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste ». On se plaint, sans doute à juste titre, du réchauffement de la planète, mais celui des relations entre pays d’Europe, ce ne serait pas si mal. Les sommets n’y suffiront pas, sans les bases.

7 décembre 2000

À l’arraché

La réorganisation des institutions européennes, en vue de l’élargissement de l’Europe, a été difficilement obtenue à Nice. Après les nuits de discussions, d’affrontements et de compromis, un accord a été atteint, dit-on, à l’arraché. Cette métaphore exprime l’effort, comme pour tirer du sol ce qui y était enraciné. Arracher, verbe créé par la langue populaire, déforme le latin ex-radicare, repris par éradication. Mais éradiquer concerne les mauvaises herbes et les maladies, et signifie « supprimer », alors qu’arracher exprime l’effort préalable. À l’arraché est une métaphore sportive qui vient des haltérophiles. Il est vrai que le poids des habitudes existantes et les résistances de chaque pays, soucieux de conserver ses avantages, représentaient pour les leveurs d’haltères du sommet un défi redoutable. À certains moments, le concours sportif cédait d’ailleurs la place au défrichement difficile qu’exprime une autre expression courante, d’arrache-pied.

Ce qui a été arraché, c’est un accord, mot qui parle du cœur. Faut-il évoquer l’admirable Arrache-Cœur de Boris Vian ? Ce serait beaucoup trop pathétique. Partant du désaccord, il s’agissait d’accorder les violons. La musique ainsi produite sera moins cacophonique, mais il n’est pas sûr qu’elle annonce des lendemains qui chantent juste. Le président de la République a qualifié cet accord de « convenable », avant de rectifier par l’adjectif bon. Mais on sait bien que bon… n’est pas toujours très positif. « Bon, ça y est », c’est presque « ouf… ». En revanche, convenable n’est pas mal, quand cela signifie « qui peut convenir » — et il ne s’agit que de cela. En ménageant les avantages des pays grands et petits, l’accord est sans doute « convenable » pour l’Allemagne, pour la Grande-Bretagne, un peu moins pour la France, la Belgique ou le Portugal. Mais est-il bon et convenable pour l’Europe présente et à venir, dans son ensemble ? L’arraché ne concernant qu’un compromis d’égoïsmes nationaux, ce n’est certes pas le décollage. Et puis, on sait ce que valent les promesses des arracheurs, même quand ils ne s’attaquent pas aux dents. Les solutions à l’arraché sont très tendance, ces jours-ci. Bush ou Gore, les États-Unis auront un président à l’arraché. L’avenir, bon ou pas, s’arrache. L’Histoire marche à l’effort.

11 décembre 2000

Sage

Les juges de la Cour suprême des États-Unis, qui viennent de rendre la décision que l’on sait[7], sont souvent appelés en français les « sages ». Les commentaires soulignent le caractère politique de la décision, cinq sages républicains contre quatre sages démocrates égalant un président républicain. Voilà la sagesse assimilée à une majorité politico-arithmétique. Et surtout une sagesse en morceaux : avec cinq pro-Gore et quatre pro-Bush, modèle W., on aurait eu le résultat inverse.

Le mot sagesse est apparu en français, au Moyen Âge, à propos de la deuxième personne de la Trinité. Mais en théologie, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas divisés politiquement ; tout se décide à l’unanimité. La Cour suprême des États-Unis, qui n’est pas divine, ne forme pas non plus un seul sage en neuf personnes. Le mot sage vient d’un assez mauvais latin, sapius ou sabius, qui voulait dire à la fois « savant » et « vertueux ». Le mot classique était sapidus, dérivé de sapere.

Le latin montre la source de la sagesse, dans notre culture. C’est la saveur, mot de même origine. En effet, le goût permet de déceler et de savoir à quoi l’on a affaire. Goût et saveur apportent savoir et respect des choses, qui sont le début de la sagesse. Au moins dans l’histoire des mots.

Car dans les faits, la sagesse peut s’appliquer à un savoir suprême, mais aussi à des connaissances techniques comme dans le cas des sages-femmes. À propos de ces juges qualifiés a priori de sages, à Washington, on peut se demander si leur « sagesse » ne serait pas améliorée avec, parmi eux, quelques femmes sages. Une sage, comme « une juge ».

La Cour suprême, dit-elle, défend la Constitution, en interdisant un décompte de voix (dira-t-on un recompte ?) parce que le délai constitutionnel, grâce à elle, d’ailleurs, va expirer. Par ce calendrier, on voit bien que les jeux étaient faits.

La phrase des casinos s’impose ; dès lors, « rien ne va plus ». Ce qui suggère que la sagesse de ces sages a des points communs avec la roulette politique. Rien ne va plus, vraiment, et pas seulement à Washington.

13 décembre 2000
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7

La désignation finale de George Walker Bush comme président des États-Unis.