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Il est vrai que l’idée de trou, souvent exprimée par pertuis au Moyen Âge, est bien utile dans le concret ou l’abstrait. Le trou de la Sécu est un manque, une insuffisance d’argent : on disait en latin deficit. Depuis des siècles, le trou est l’occasion d’une activité sans relâche : quand on ne fait pas de trous, on les bouche et c’est même le symbole du travail inepte : « les p’tits trous » du poinçonneur des Lilas. Le trou est à la fois négatif et positif. Faire son trou, c’est réussir ; tomber dans le trou, c’est le contraire.

Le trou normand, on le sait, n’est pas seulement un intervalle, une interruption, mais la façon socialement agréable, diététiquement déplorable, de combler l’interruption du repas au moyen du liquide sublime que peut être le calvados. Les trous des comptabilités, des budgets, des services publics et sociaux sont dénoncés, mais on semble oublier que le trou s’est creusé par des dépenses qui peuvent rendre la vie plus supportable.

Il est des trous accidentels et des trous naturels ; ce sont parfois les mêmes expressions qui les désignent. Une locution redoutable exprimait la blessure par l’arme à feu, qui traverse le corps humain : c’était trou de balle. L’humour militaire, qui sait se moquer du pire, en a fait le nom d’un trou extrêmement naturel et qui, on ne sait pourquoi, fait rire.

Les trous financiers, celui de la Sécu, celui de la SNCM[98] sont-ils naturels ou résultent-ils de malveillance, de maladresse ? Les trous, blessures ou orifices nécessaires ? Questions incongrues, mais pas tellement absurdes.

12 octobre 2005

Pauvreté et misère

Pour nous, pour tous les francophones, la misère est un degré aggravé de la pauvreté. L’histoire des mots, cependant, montre une vraie différence de nature : alors que la pauvreté est au départ une insuffisance, la misère est un malheur, une peine, une douleur.

C’est du moins ce que dit la langue latine, qui a fourni ces deux mots. Miseria, surtout au pluriel, miseriae, désignait les soucis, l’adversité, ou même un traitement désagréable, comme dans faire des misères à quelqu’un. C’est le dérivé misérable qui a commencé à désigner l’absence de biens matériels et d’argent, au XVe siècle, et misère a suivi. Quand Victor Hugo écrivait son célèbre roman de protestation contre l’inégalité sociale, il pensait l’appeler Les Misères ; le titre est devenu, on le sait, Les Misérables.

La misère est tellement fondée sur le malheur, le mauvais sort, le mal, que le mot misérable a pu devenir péjoratif. Un misérable, naguère, pouvait être un criminel, un vrai salaud. À propos, il est commode, pour les riches, de confondre le mal, le crime, avec l’indigence ; on se souvient de la célèbre et terrible apostrophe : « Salauds de pauvres ! »

Pauvre, justement, vient du latin pauper, et ce mot, on a pu l’analyser comme « qui produit peu » ; en effet, il est apparenté à paucus, « peu », et au grec pauros, « en petit nombre ». La terre, lorsqu’elle est « pauvre », produit peu ; les humains pauvres manquent de tout. Mais alors que l’adjectif est général, le nom s’applique à l’absence de moyens et d’argent. Ainsi, on connaît des pauvres types (ça, c’est l’adjectif) qui ont beaucoup de sous, mais les pauvres, les nouveaux pauvres et les autres — ou, avec l’adjectif, les travailleurs pauvres — sont toujours démunis et souvent humiliés.

La pauvreté est pénible, mais elle a pu être préférée à la richesse, sur le plan moral. La misère, elle, est un désastre, non seulement parce qu’elle aggrave le manque et le besoin, mais parce qu’elle ajoute au constat objectif un contenu moral : un destin mauvais.

Aujourd’hui, il s’agit de dénoncer cette idée de destin. Ce n’est pas la fatalité, c’est bien l’injustice sociale, le mal de l’inégalité, celui de l’égoïsme et de la loi du profit, qui entretiennent la misère. Combler la pauvreté, sortir de la misère, de la fatalité, ce sont deux objectifs différents, l’un économique, l’autre moral.

17 octobre 2005

« Mots musclés »

Je m’interroge quand j’entends dire que les propos du ministre de l’Intérieur sont « musclés ». Muscler son discours, si cela signifie quelque chose, c’est le rendre fort ; mais là, ce serait plutôt afficher une force peu exercée, ce qui s’appelle aussi « rouler les mécaniques ».

Dans ce vocabulaire présumé fort, nous avons eu le « nettoyage au Kärcher », publicité gratuite pour une firme allemande de jets d’eau sous pression, et quelques gentillesses à l’égard de ceux que Chevènement appelait les « sauvageons ». Le ministre, dont on comprend qu’il ne supporte ni d’être caillassé ni d’être invectivé, emploie des mots en effet assez forts, comme voyou ou racaille. On les prononce sans s’attarder sur la nature du mépris qu’ils expriment ; leur origine, cependant, n’implique ni violence ni délinquance.

Le voyou, dont on n’a parlé qu’au début du XIXe siècle, n’est jamais qu’un dérivé de voie, un vagabond, puis un gamin des « rues », qui sont en effet des voies de circulation. Alors que routard est favorable, voyou est négatif et méprisant.

C’est un mot de bourgeois bien à l’abri, adressé à ceux qui traînent dans la rue, accusés sans nuance d’être nuisibles ou même criminels. Quand on parle d’État ou de patron voyou, il ne s’agit plus du tout de « voie » ni de « rue », mais d’illégalité nuisible.

Un cran plus dur que voyou, un autre mot peu raffiné, frappant dans la bouche d’un ministre, racaille. Ce collectif est proche de canaille, qui signifie « bande de chiens », et s’applique aujourd’hui à un voyou, précisément. Une racaille, en verlan caillera, est un sale type. Comme avec voyou, on est dans un monde masculin. Racaille s’est dit et écrit rascaille au Moyen Âge, ce qui a donné en anglais rascal, que Serge Gainsbourg traduisait par « vieille canaille ». Que signifie donc ce racaille, qui entraîne la menace de nettoyage sous pression ? Exactement, « raclure ». Racler, c’était rascar en ancien occitan ; les autres langues romanes connaissent ce verbe. Racler la racaille, c’est donc boucler la boucle, ou plutôt rogner la rognure. D’où peut-être, le fantasme du nettoyage au jet, qui assimile certains êtres humains, certes répréhensibles, à une souillure, à des « ordures ». Le répertoire des injures est familier de cette image, mais améliorer la société et combattre la délinquance, ça ne se résout pas par des images de saleté à éliminer. Étrange modèle social, tout de même. Le pauvre préfet Poubelle doit se retourner dans sa tombe.

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Entreprise de transports maritimes entre le continent et la Corse, qui avait beaucoup fait parler d’elle.