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Au-delà de la dénégation, de la surprise, de la colère — réactions affectives et morales —, les allégations de M. Méry suscitent des questions logiques. Sont-elles vraies ou fausses ? Sont-elles vraisemblables ou pas ? Sont-elles absurdes, folles, extravagantes — on dit sottement « surréalistes » — autrement dit abracadabrantesques ? Ce mot, les romantiques l’avaient forgé sur une formule magique.

Inepte, vide, simple cliquetis sonore, cet abracadabra ? Pas du tout. Mais magique et antique, car les Grecs le connaissaient : il venait de l’hébreu kabbalistique. Pas absurde, mais inquiétant, l’abracadabra signifierait : « le Quatre (’arba) casse (dak) le quatre ». ’Arba lu à l’envers donne abra : du verlan, déjà ! Obscur ? Pas forcément. Le quatre pourrait bien être le nom de Dieu, le tétragramme, quatre lettres. Et ce qu’il anéantit, ce serait les quatre éléments, c’est-à-dire le monde sensible, les choses existantes. C’est pourquoi abracadabra, « ce beau mot », disait Ambroise Paré, pouvait guérir.

Ce qui est abracadabrant, et même — brantesque, est incompréhensible, absurde en apparence, mais aussi efficace, magique, destructeur. L’indignation suffira-t-elle à neutraliser cette magie noire ?

22 septembre 2000

Cassette

La dernière réplique de L’Avare, la célébrissime pièce de Molière, est dite par Harpagon. On entend :

« Allons faire part de notre joie à notre mère. Et moi, voir ma chère cassette. »

Outre que la joie de ce happy end n’est pas de mise, Harpagon ne connaissait pas la vidéo. Contempler son argent chéri suffisait à son bonheur. En effet, la mutation du mot cassette fut brusque : c’était une petite caisse, appelée caissa en ancien occitan.

Mais la cassette ne s’est pas contentée du sort modeste de cageot ou de caissette. La cassette du roi, comme on disait sous Louis XIV, était une sérieuse cagnotte, un vrai trésor. Malgré l’apparition, il y a une quarantaine d’années, des petites boîtes contenant une bande vidéo, il se pourrait que le mot cassette continue d’évoquer l’argent, et parfois les caisses noires, plutôt que celles de l’État. S’agissant d’un ancien ministre des Finances, c’est un peu gênant. Ce n’est pas que la petite caisse à images, la vidéocassette, ait une grande valeur, mais il n’en va pas de même de son contenu.

Passons sur les cassettes illégales, pour obscénité pornographique ou racisme — c’est d’ailleurs la même chose. D’autres cassettes, dont il est question aujourd’hui, valent par un secret révélé, jusqu’au secret d’État, et par le témoignage, jusqu’à la preuve.

Ces cassettes-là, si elles ne demeurent pas dans le secret, brûlent les doigts. Les détenir et les retenir — fût-ce « à l’insu de son plein gré[1] » — est un délit comme est un délit la détention d’une bombe. Les choses vont vite dès que l’existence de ce genre d’explosif politique est révélé : on pourrait dire que ça va à fond la cassette, ce qui correspond presque à cette expression menaçante : à tombeau ouvert.

Contrairement à ce que souhaite le Premier ministre et à ce qu’indique le président de la République, il est difficile de dire, de quelque bord qu’on soit : « Cette cassette ne nous concerne pas. » Tout au contraire, l’opinion citoyenne se sent concernée, et il ne faudra pas s’étonner si le polar-cassette au vitriol la passionne plus que le roman — à l’eau de rose ou de vaisselle — du quinquennat. Et cette passion se tourne en indignation, si la morale publique ne tourne pas à la cassette de western[2].

26 septembre 2000

Suspension

Suspension conservatoire : belle formule dont on cherche plutôt ce qu’elle cache que ce qu’elle dit.

L’adjectif conservatoire qualifie ce qui immobilise une situation et la maintient comme arrêtée, en attendant une décision réelle et claire. La suspension du RPR, qui donne à Jean Tibéri le statut de marionnette à fils, est donc de nature à maintenir, à préserver. Tout comme le conservatoire des Arts et Métiers garde et entretient les collections qu’il abrite. Et voilà le maire de Paris promu à la situation de pièce de musée, et suspendu au plafond comme une machine volante de collection.

Suspendre, c’est sub pendere, « pendre », non pas la corde au cou, mais simplement attacher en haut. C’est à la fois immobiliser et maintenir en l’air. Le résultat de cette immobilisation aérienne, c’est l’arrêt de toute activité : de la suspension d’audience aux points de suspension, la chose ou la personne suspendue demeure fixée. La suspension est une descente arrêtée, une immobilité accrochée.

Un pied sur la terre (et plus qu’un pied à terre), celui du maire, l’autre pied accroché au plafond, celui d’homme de parti, Jean Tibéri est, sinon exclu et sanctionné, du moins épinglé et condamné au grand écart. Situation fort peu conservatoire, et plutôt inconfortable.

Décidément, la clarté et la franchise ne sont pas les objectifs majeurs des partis politiques. « De qui se moque-t-on ? »

Pour commencer, on se moque des mots, qui, on le croyait, avaient un sens. Il faudrait le retrouver, ce sens. Ainsi, la suspension entraîne une situation en suspens, et c’est l’indécision, l’incertitude, l’inachèvement. En fait, suspension résume la condition humaine : nous sommes tous des particules en suspension, mais c’est à la philosophie ou à la religion, non aux partis politiques, de le dire. Malgré les déclarations apaisantes, c’est toute la vie politique de la France qui est suspendue, et tout ce qui est suspendu peut tomber.

27 septembre 2000

Amnistie était donc un mot malheureux qui révulse aujourd’hui les parlementaires du RPR et dont, selon Jean-Louis Debré, les trois syllabes n’ont jamais été prononcées[3]. Nous avions sans doute rêvé. Incapables de nous réveiller, nous avons hier cru entendre, ou plutôt lire, sous la plume de Philippe Séguin, la pieuse musique de la repentance. On nous l’avait jouée, cette musique, à meilleur escient, à propos des erreurs du passé chrétien, et on ne voit pas quelle présence historique — nationale, religieuse, idéologique, politique — pourrait ne pas susciter le souvenir pénible et la reconnaissance assez peu spontanée, il faut le dire, des erreurs et des fautes passées.

Se repentir. Ce verbe contient le latin pena, « peine », et devrait aboutir à la pénitence. Amnistie, c’est un oubli programmé. Restent quelques possibilités pour exprimer l’impossible regret du passé et l’aveu collectif que beaucoup n’acceptent pas, car ils ne se sentent pas concernés. Ce serait par exemple la résipiscence, autre mot religieux qui exprime aujourd’hui le repentir, mais qui voulait dire en latin « retour à l’intelligence, au bon jugement » après un moment d’aliénation mentale.

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1

Délicieuse formule, créée par les Guignols de l’info, et attribuée à un coureur cycliste méchamment accusé de dopage conscient et qui plaidait l’ignorance.

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2

En 2006, la cassette vidéo cède sans bruit la place au DVD. Sic transit…

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3

Les médias avaient fait état d’une proposition qui visait, pour les élus, la suspension des sanctions pénales et l’immunité pour délits politiques. Certains avaient parlé d’« amnistie ». Voir la chronique du 11 octobre : Immunité.