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Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute l'assemblée; Sophie trop émue, pour contenir les siennes, nous supplia de la laisser seule un moment. Nous nous retirâmes pour aller renouveler nos conjectures, et comme le courrier part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te laisser aux tiennes, en t'assurant que mon premier soin sera de l'achever le détail de ce que nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse aventure.

LETTRE DIX-SEPTIÈME.

Le même au même.

Vertfeuil, ce 30 Août, au soir.

Sophie qui n'avait encore osé faire voir à sa garde, les sanglantes marques dont elle est couverte, s'y hasarda dès qu'elle nous en eut fait l'aveu, et dès le vingt-huit, comme elle avait passée une nuit cruelle, elle pria cette femme d'examiner ses contusions et de les lui soulager.

Celle-ci trouva tant de désordres et des meurtrissures si graves, qu'elle ne voulut rien prendre sur elle, et madame de Blamont consultée, envoya sur-le-champ chercher Dominic son chirurgien d'Orléans, que l'on n'introduisit près de la malade qu'après lui avoir fait jurer le secret. L'artiste fit son examen, et son rapport fut que la délivrance faite à sept mois, quoique l'enfant eut vu le jour, était bien sûrement une couche forcée, suite des accidens éprouvés par la malade, indépendamment d'un coup très-violent à travers les reins, il y en avait vingt-un autres tant sur les bras, les épaules, ou le reste du corps de cette malheureuse, dont chacun occasionnait une contusion qui demandait des pansemens subits.-Les effets du second accès de la colère réfléchie de Mirville avaient eu une prodigieuse extension, mais ce qui servait sa barbarie pour lors ayant sans doute une bien plus grande flexibilité, contusionnait infiniment moins, quoiqu'en flétrissant davantage, et les dangers de ce second traitement, bien qu'il eut été porté à l'extrême, n'étaient pas si dangereux que ceux de l'autre.

D'après cette exposition, Dominic ordonna une saignée du pied, le plus grand calme et quelques boissons. Il ne s'est retiré qu'au bout de vingt-quatre heures, après avoir vu le meilleur effet de ses premiers traitemens, il a laissé son ordonnance à la sage femme et reviendra au commencement de la semaine, il espère, dît-il, beaucoup et de l'âge et du bon tempérament de la jeune personne. Il a jugé à propos que l'on la sépare de son enfant, ce qui a été fait d'autant plus heureusement que cette pauvre petite créature est morte très-peu après avoir quittée sa mère, et que cette perte, si elle l'avait su, l'aurait peut-être envoyée au tombeau; on lui a caché cet événement; quoiqu'un peu mieux aujourd'hui, elle n'est pourtant pas encore en état de l'apprendre; telle est, mon ami, l'histoire du vingt-huit.

Hier, vingt-neuf, madame de Blamont me pria d'aller au village de Berceuil, vérifier sur les lieux mêmes, les dépositions de Sophie, je m'y rendis à cheval et muni d'une lettre de madame de Blamont, je descendis chez le curé.-C'est un homme d'environ cinquante ans, dont le maintien et l'honnêteté paraissent soutenir le caractère; il me reçut fort bien, m'invita à dîner chez lui, et en attendant l'heure du repas, me conduisit chez Isabeau, parfaitement telle que nous l'avait dépeint Sophie. Tous deux se rappelaient au mieux cette jeune fille, le curé se ressouvenait très-bien de lui avoir enseigné sa religion.-Pour Isabeau, elle pleura d'abord de joie, quand je lui eu dit que son élève existait, l'aimait et demandait à la voir, et bientôt après de chagrin, quand je lui appris son état; j'insistai peu sur les détails, madame de Blamont m'avait fait sentir la nécessité de les déguiser, et j'étais pénétré comme elle, du besoin de ce mystère; tout se borna donc à constater que Sophie n'en imposait pas, et à convenir avec ces deux honnêtes gens qu'ils se rendraient l'un et l'autre, à la prochaine invitation que leur ferait la dame qui m'envoyait, laquelle ne retardait le plaisir de les voir, qu'en raison de la santé de Sophie, point encore en état d'embrasser des personnes si chères.-Je dînai chez le curé que je trouvai là, comme dans nos opérations, un homme de très-grand sens, l'événement qui m'attirait chez lui fit tomber le discours sur la dépravation des moeurs, cause unique, prétendait-il, de toutes les atrocités qui se commettent journellement.

«Oh! monsieur, (me dit l'honnête ecclésiastique, avec cet enthousiasme chaleureux de la vertu), je vois éclore à tout instant un fratras d'écrits inintelligibles, une foule de projets ineptes sur la mendicité, sur les moyens de l'extirper en France, projets atroces, qui n'ont pour malheureux principe, que le désespoir où est le riche d'être obligé de contempler l'infortune dans son semblable, que le désespoir d'être contraint à donner quelques secours;-ne croyant son or fait, que pour payer ses honteuses jouissances. Il voudrait se soustraire à ces tristes obligations, il voudrait éloigner de ses yeux le spectacle attendrissant de la misère, qui glace ses indignes plaisirs, qui lui fait voir l'homme de trop près, qui le ramenant aux accablantes idées du malheur, anéantit, malgré lui-même, l'intervalle immense que son orgueil ose mettre entre l'homme et l'homme.-Voilà, monsieur, voilà les seules causes de tous ces pitoyables écrits; n'en doutez pas, ils ne sont dictés que par l'avarice, l'orgueil et l'inhumanité… On ne veut point voir de pauvres en France,-eh bien! que l'on s'occupe pour y réussir, du moyen de réformer les moeurs, et de préserver surtout la jeunesse de leur perfide corruption; que l'on réforme le luxe,-ce luxe pernicieux qui ruine et dérange le riche, sans soulager le misérable, et qui plonge bientôt celui-ci dans l'abyme, par sa folle prétention à atteindre ce qu'il ne peut approcher qu'en entraînant sa perte. Que vos gens de lettres s'occupent de ces plans, monsieur, qu'ils en offrent au gouvernement des projets rectifiés, et de la réussite de ces premières opérations, naîtra bientôt cette réforme de mendians tant désirée dans votre capitale. Que ce luxe si dangereux n'attire plus à vos ateliers de colifichets, ou derrière vos magnifiques voitures, le fils de ce bon laboureur qui, abandonné de ses meilleurs enfans, va bientôt mendier avec ce qui lui reste, à la porte même de l'hôtel où son fils orgueilleux d'une jaquette chamarrée, ose le regarder insolemment, sans daigner le reconnaître ou le soulager. Diminuez les impôts, honorez, encouragez l'agriculture [4], préférez sur-tout l'honnête individu qui s'y livre, à cet impertinent plumitif qui, masqué d'une jupe noire, a quitté la charrue de son père, pour venir s'engraisser dans la ville, des divisions intestines du citoyen.-Classe abjecte, venimeuse, aussi inutile que méprisable, que de bonnes lois devraient ou retenir dans ses foyers, ou enchaîner, dès qu'elle en sort, à des travaux publics, dans lesquels, plus utiles au moins, ou qu'au parquet ou qu'au barreau, elle servirait la patrie, au lieu de la détruire, au lieu de la miner sourdement par ses prévarications, ses rapines et ses excroqueries scandaleuses. Vous ne voulez pas voir de mendians en France, n'épuisez pas le malheureux cultivateur par des taxes au-dessus de ses forces, ne foulez pas vos fermiers, afin d'être plus en état de broder vos habits et de pomponner vos chevaux, et les mendians, malheureuse excrécence de tous ces abus, ne fatigueront point vos regards; mais ne les bannissez pas, ne les molestez pas par une pitié barbare et insultante, ne les engouffrez pas comme des cadavres dans des sépulcres d'horreur et de foetidité; songez qu'ils sont hommes comme vous, que le même soleil les éclaire et qu'ils ont droit au même pain… Vous ne voulez pas de mendians! n'engloutissez pas dans la capitale les ruisseaux d'or de vos provinces, que la circulation soit libre, et la dose du bonheur équitablement répartie sur chaque citoyen, ne vous montrera plus, l'un au pinacle et l'autre sous les haillons de la misère; et pourquoi faut-il qu'il y ait une partie des hommes qui regorge d'or, tandis que l'autre n'a pas même l'usage de ses premiers besoins, pourquoi faut-il qu'il n'y ait que deux ou trois belles villes en France, pendant que l'infortune dépeuple ou dévaste les autres?… Vous ressemblez à ces enfans qui mettent à un seul château toutes les cartes qu'on leur a données, qu'arrive-t-il?-l'édifice écroule,-voilà votre image. Votre Babylone moderne s'anéantira comme celle de Sémiramis, elle s'évanouira de dessus le globe de la terre, comme ont disparu ces villes florissantes de la Grèce, qui n'ont eu comme elle, que le luxe pour cause de leur dépérissement, et l'état énervé, pour embellir cette nouvelle Sodome, s'engloutira comme elle, sous ses ruines dorées.» [5]

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[4] «Le premier besoin est de vivre, l'art qui nourrit les hommes est le premier des arts.» BÉLISAIRE, cap. 12.

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[5] C'est ici comme dans bien d'autres passages, que nous supplions nos lecteurs de ne pas perdre de vue que cet ouvrage s'écrivait un an avant la révolution.