Qui a bu boira
Sofia est la plus jolie fille de tout le village. Personne n'en doute. Quand ils la regardent, ses jeunes camarades pensent assister à un miracle de la nature. Ils se sont donné une mission : éviter absolument que la beauté de Sofia ne perde son éclat[156]. Il faut empêcher l'adolescente d'entrer en contact avec tout ce qui n'est pas digne d'elle. Ils font ainsi volontiers, pour éviter qu'elle se fatigue, les travaux sans intérêt : ils rangent la classe à sa place et nettoient les couloirs quand c'est son tour.
La splendeur[157] de Sofia étonne également ses professeurs. Ceux-ci trouvent un immense plaisir à enseigner dans la classe de cette enfant exceptionnelle. Quand leur métier leur semble particulièrement ennuyeux, ils observent Sofia et se surprennent à rêver. Si on peut déjà admirer les nouvelles courbes de son corps de femme, on retrouve aussi toute la grâce de l'enfant dans son charmant visage. Ce mélange délicat de deux âges est incroyablement érotique. Son père en est bien conscient. Il s'inquiète souvent. Et s'il arrivait quelque chose à sa fille chérie ? Pour se rassurer, il a demandé au grand frère de Sofia, Davide, de la surveiller attentivement. Chaque matin, Davide accompagne donc sa sœur à l'école et le soir, il l'attend à la sortie des cours.
Sofia cependant ne s'intéresse pas à son apparence. Cette simplicité semble donner encore plus de charme à sa séduction. Son caractère est doux et calme. Sa beauté indiscutable[158] ne fait naître aucune envie[159]. En vérité, aucune tension ne vient troubler son existence. Les autres filles sont fières d'avoir pour compagne de classe une créature si parfaite. Leur jeune âge facilitant l'admiration, elles cherchent plus que tout à se faire aimer de Sofia. Une camarade lui prête sa magnifique collection de livres alors qu'une autre l'emmène en vacances, quand ses parents lui permettent d'inviter une amie. Les garçons, eux, deviennent timides en sa présence. Ils osent à peine lui parler, même quand cela est nécessaire. Ils lui proposent seulement, tout en détournant le regard, de porter son cartable. À la belle saison, ils lui offrent des fleurs qu'ils ont cueillies sur le chemin de l'école. Sofia accepte ces marques d'amitié avec modestie[160]. Elle semble toujours émerveillée de ces attentions.
Un jour pourtant, cela change. Un matin de printemps, Matteo, un jeune homme de seize ans, aux yeux noirs comme du charbon, apparaît dans son existence. Il vient du sud. Il parle avec assurance[161] et un accent chantant colore ses mots. À peine une semaine après son arrivée, de brillants fils blancs commencent à se mêler aux cheveux sombres de Giovanni Costanza. Le Signore Costanza n'a pas l'esprit fermé. Il peut accepter que sa fille adorée tombe amoureuse.
Cependant, la voir soudainement se transformer en un être parfaitement inconnu le rend profondément triste. En effet, du jour au lendemain, l'aimable Sofia s'est changée en un vrai tyran[162]. Elle est devenue têtue, capricieuse[163] et parfois même cruelle[164]. Cela attriste profondément le vieux veuf.[165]
Sofia informe rapidement son père qu'elle ne veut plus que son frère fasse le chemin avec elle. Elle a trouvé un garçon pour l'accompagner. Elle ne supportera personne d'autre pour marcher à ses côtés. Pour la première fois, Giovanni voit dans les yeux de sa chère enfant une lueur[166] de défi. Il ne reconnaît plus dans cette femme coquette[167] et autoritaire sa tendre Sofia.
La beauté de Sofia était un cadeau qu'elle donnait au monde avec simplicité. À peine en a telle pris conscience[168] qu'elle commence à en souffrir. Très vite, ce qui a été un plaisir devient une peine. Elle y pense tout le temps. Dès qu'elle se lève, elle court vers son miroir. Elle choisit ensuite dans son armoire la robe qui la mettra en valeur. Elle passe ses journées à vérifier qu'elle est la plus élégante, la plus charmante, la plus aimable. Sofia ne devrait pourtant pas douter de ses charmes. Au contraire, sa beauté, qui était tranquille, comme endormie, s'est réveillée et est devenue vive, sauvage, étourdissante.
Sofia n'a pas de rivale[169] à craindre car le beau Matteo est complètement séduit. Elle brûle[170] pourtant de la plus violente jalousie. Au début de sa relation avec le jeune homme, elle lui a donné une photographie d'elle, prise le jour de ses quatorze ans. Elle y est superbe. Matteo la porte sur lui en permanence et la regarde à tout moment de la journée. Cette preuve d'amour ne suffit pas à rassurer Sofia. Au contraire, elle pense que son amoureux rêve d'une image d'elle qui ne lui ressemble plus. Cela l'obsède[171]. Souvent, elle demande à Matteo de lui prêter le portrait, afin de l'observer un instant. Elle s'y revoit avec toute la douceur qui était la sienne à l'époque. Elle déteste la jeune fille qui sourit sur le cliché. Elle a envie de déchirer la photographie, mais elle a peur de la colère de Matteo. Elle sait que son geste rendrait encore plus forte l'image de l'adolescente qu'elle a été. Il l'imprimerait définitivement dans l'esprit de celui qu'elle aime. Elle sait aussi qu'elle ne sera plus jamais cette enfant douce et innocente. Comme pour Dorian Gray, son portrait mesure l'exacte distance qui la sépare de sa pureté perdue. Bientôt, Matteo comprendra que celle qu'il aime n'existe plus. Une femme à l'âme noire de regrets et d'envie l'a remplacée.
Sofia soufre même de devoir se montrer joyeuse quand Matteo ou l'un de ses amis la complimente sur sa beauté grandissante. Une allusion au carmin[172] de ses lèvres ou au velours[173] de ses cils lui blesse le cœur comme autant de coups de couteau. Tout lui rappelle ce qu'elle a perdu. Heureusement, seul le père de Sofia semble être conscient des mouvements de l'âme de sa fille. Il vieillit à vue d'œil. Il devient de plus en plus faible alors que sa fille resplendit[174] chaque jour davantage. Tout le village est surpris de voir cet homme, qui était si chaleureux et heureux, montrer maintenant un visage inquiet et fermé. Sofia, elle, passe ses nuits à pleurer et à se retourner dans son lit. Cela épuise[175] le vieil homme.
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Capricieux (adj.) :