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Il se réveille avant que le réveil sonne. Il l'éteint, pense à se lever d'un bond[30], puis change d'avis. Il préfère rester encore un moment dans son lit. Il s'est interdit de penser à ce qu'il allait faire de son temps, avant d'avoir commencé son expérience. Il se demande s'il va vivre au jour le jour, sans projet fixe, ou s'il va travailler comme un fou. L'idée d'aller jusqu'au bout de l'ennui lui plaît. Mais il serait stupide de prendre un mois de congé sans salaire sans en profiter pour faire avancer son travail littéraire. Il pense à commencer un roman, mais il ne veut pas d'une activité qui dépasserait un mois. Il la sentirait trop liée à la suite et cela ne lui permettrait pas de faire une expérience d'isolement[31] complète. Il décide d'écrire des nouvelles qui le laisseront s'arrêter exactement au moment de son retour dans le monde. Il aura ainsi une trace précise de cette période. Oui, vraiment, il va travailler sur le thème de l'ennui. Il ne veut surtout pas fuir ce sentiment qui le passionne tant.

Il décide de se lever tous les jours à neuf heures et de petit-déjeuner en écoutant la radio qui remplacera son journal quotidien. Ensuite, il fera un peu d'exercice physique, puis se mettra au travail à dix heures. Il écrira de dix à treize heures. Il prendra une heure et demie pour relire le travail du jour d'avant et corrigera ce qui est nécessaire. Il passera ensuite l'heure et demie qui lui restera à inventer un nouveau texte. Un ami, qui écrit également, lui a dit que c'était la méthode de l'écrivain Hemingway. Peu d'auteurs arrivent à relire ce qu'ils ont fait le jour précédent, avant de se remettre au travail. Mais lui, il en est capable. Dans ces moments-là, il se sent plus journaliste littéraire qu'écrivain. Garder un esprit critique même à propos de lui-même est une sorte de gymnastique de l'esprit. Cela le réveille. Il a alors le sentiment double, à la fois pénible[32] et agréable, que son style encore médiocre[33] progresse de jour en jour. Il a récemment publié un roman qui a reçu un accueil chaleureux de la part du public et de celle des critiques. Mais il sait que l'enthousiasme littéraire est aussi rapide et de courte durée que les passions amoureuses. Il pense que les journalistes attendent l'occasion de le critiquer, justement parce qu'il écrit ses articles avec sincérité. Il se permet de critiquer violemment un roman s'il le veut. Il n'a pas peur quand il écrit des textes théoriques. Mais quand ce sont des histoires inventées, il se sent nu. Il est vrai que ses études très réussies de littérature lui ont donné une confiance qu'il n'a pas comme écrivain autodidacte[34].

Comme il n'a rien à relire pour l'instant, il décide de définir d'abord ce qu'il va écrire. Cela lui donnera une vision d'ensemble de ce qui deviendra peut-être un petit livre de nouvelles. Il va travailler sur les instants simples de tous les jours. Il a peu d'imagination. En revanche[35], il a une excellente mémoire, très précise. Il n'arrive pas à inventer des choses intéressantes et il ne veut pas raconter d'histoires. Il n'est pas fort pour ça. Il décrira donc des moments d'existence. Il décrira des gens banals[36], comme l'a fait Flaubert, un de ses auteurs préférés. Pour ce qui est du style, il sera lui aussi ironique[37], mais de façon très discrète. Il ne veut pas prendre trop de distance par rapport à ses personnages. Il a horreur des écrivains qui se mettent au-dessus des gens en montrant qu'ils ont tout compris. Il faut aimer un peu ses personnages pour pouvoir les décrire correctement. Il doit éviter de juger. Il écrira quand même peut-être sur des personnes peu aimables. Après tout, il y en a plein autour de lui. Et ce sont eux les vrais symptômes[38] de notre monde. Ce sont eux les plus intéressants. Il ne décrira toutefois pas les phénomènes rares, les monstres ne le passionnent pas. Il décrira seulement quelques personnes un peu mauvaises, lâches, hypocrites ou égoïstes, mais sans les évaluer. Il fera une sociologie sans morale. Il ne fera que poser des questions et ne donnera aucun début de réponse.

À onze heures et demie précises, il va boire un grand verre de jus d'orange dans lequel il mettrait bien un peu d'alcool. Mais il ne veut pas encore se féliciter de sa réussite. Il n'a pas confiance en lui-même. Un soir, il a passé une nuit à écrire après avoir fêté au whisky la sortie du roman d'un ami. Il a écrit des choses complètement nulles. Il a passé la nuit à inventer des sortes de phrases prétentieuses sur le bonheur qui l'auraient rendu malade, si le whisky ne l'avait pas déjà fait avant. Il écrira donc sans avoir bu une goutte d'alcool.

Il veut commencer par un personnage assez différent de lui. Il finira peut-être cette série par un écrivain minable ou paresseux. Il va d'ailleurs peut-être devenir comme l'un de ses héros, s'il ne se dépêche pas d'écrire plus. Il est fatigué de gagner son pain[39] comme journaliste. Il n'en peut plus du genre d'écriture qu'on lui demande. Les réunions l'ennuient à mourir. Il déteste encore plus les lettres de ses lecteurs. Pour se changer les idées, il choisit comme personnage une vieille femme pauvre qui ressemble à une ancienne voisine. Il décrit les journées ennuyeuses de cette dame. Comme elle, il en oublie de préparer sa soupe. Il mange un peu de charcuterie[40] avec du fromage et du pain. Il se demande si son écriture serait différente s'il était suédois et s'il mangeait du pain noir avec du poisson fumé. Son style serait probablement différent vu qu'il donne tellement d'importance à la nourriture. Il aime autant les aliments que les mots. Les mots doivent être doux à son oreille, sinon il ne les utilise pas. Ils n'ont pas besoin d'être beaux ou élégants. Pas du tout ! Il adore par exemple le mot « reblochon[41] » qui lui rappelle le côté montagnard et fort du fromage. Il faut que le mot aille bien avec l'image qu'il se fait de la réalité qu'il décrit. En fait, il rêve d'un monde idéal où les mots correspondraient parfaitement aux choses. Il voudrait une société où l'on ne pourrait être que sincère. Un lieu merveilleux où les mots ne pourraient pas servir des intentions malhonnêtes. Il en est presque ému. Mais il se rappelle, en croquant dans une carotte, qu'il est fatigué du monde. Il a voulu s'enfermer car il ne le supporte justement plus. Il rit de sa bêtise. Il mange une nouvelle carotte. Il range les autres dans le réfrigérateur et se prépare un café.

Il tient sa tasse de café encore brûlant à la main. Comme il a décidé que l'après-midi serait consacré à la lecture, il pense à ce qu'il lira. L'idée de lire un texte qui reflète[42] sa situation l'amuse. Il cherche dans sa bibliothèque tous les récits de robinsonnades[43] qu'il possède. Il y prend aussi les utopies[44] et les voyages imaginaires. Il fait une grande pile avec L'Utopie de More, La Vie et les Aventures de Robinson Crusoé de Defoe, Les Voyages de Gulliver de Swift, L'Autre Monde de Cyrano Bergerac, Les Aventures de Télémaque de Fénelon, La Nouvelle Atlantide de Bacon, Le Voyage de Nicolas Klimius d'Holberg, deux pièces de théâtre de Marivaux, Le Candide de Voltaire, La Terre australe connue de Foigny et Les Voyages et Aventures de Jacques Massé de Tyssot de Patot. Il y met même Vendredi ou les limbes du Pacifique de Tournier qu'une ex-amante, dont il a oublié le nom, lui a donné.

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30

Se lever d'un bond (expr.) : Se lever brusquement, très vite.

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31

Isolement (n.m.) : Solitude.

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32

Pénible (adj.) : Difficile, désagréable.

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33

Médiocre (adj.) : Qui n'est pas très bon.

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34

Autodidacte (adj.) : Personne qui a appris quelque chose seule.

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35

En revanche : Cependant.

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36

Banal (adj.) : Ordinaire, commun.

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37

Ironique (adj.) : Moqueur, qui dit le contraire de ce qu'il veut faire entendre.

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38

Symptôme (n.m.) : Signe d'une maladie.

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39

Gagner son pain (expr.) : Gagner sa vie, gagner de l'argent pour vivre.

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40

Charcuterie (n.f.) : Produits tirés généralement du porc (jambon, saucisson, lard, etc.).

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41

Reblochon (n.m.) : Fromage de lait de vache, qui vient de la région de Savoie.

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42

Refléter (v.) : Ici, reproduire, être à l'image de.

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43

Robinsonnade (n.f.) : Récit d'aventure s'inspirant de celle de Robinson Crusoé.

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44

Utopie (n.f.) : Genre littéraire qui consiste à imaginer une société idéale.