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Il lit jusqu'à dix-huit heures. Il sent une folle envie d'aller se promener pour partager avec le monde la satisfaction de sa première journée. Malgré le froid de l'hiver, il ouvre grand la fenêtre de la cuisine. Il fume une cigarette en regardant la nuit tomber.

Il s'ennuie en attendant l'heure du dîner. Il allume la radio et écoute France Culture. Il commence à préparer un immense repas. Il fait une salade aux noix de Saint-Jacques. Il coupe des pommes de terre nouvelles en rondelles[45] et ajoute des épices et du gros sel. Il grille[46] une entrecôte rapidement dans un mélange de beurre et d'huile. Il fait une sauce à la crème et à la moutarde dans laquelle il verse un peu de cognac[47].

Il trouve son repas merveilleux. Même s'il essaye de le faire durer, il le termine vers vingt heures. Normalement, il se couche rarement avant minuit. Soudain, il ressent[48] une immense peur. Il pense que tous les soirs, il lui faudra trouver une solution pour faire passer le temps. Les journées seront faciles à organiser. Elles ne seront pas très diférentes de ses habitudes. Les soirées lui paraissent beaucoup plus dures à vivre. Il dîne généralement au restaurant avec un ami ou il sort boire un verre avec une fille. Les rares fois où il reste à la maison, il les aime plus que tout. Elles se produisent souvent quand il est fatigué ou qu'il a besoin de solitude. Il aime aussi rentrer pour lire une heure ou deux dans son lit. Il adore ces moments qu'il vole au sommeil. Maintenant que toutes ses soirées sont disponibles pour la lecture, il sent qu'elles vont l'ennuyer terriblement. Il décide de regarder la télévision. Il est fasciné[49] un moment par des images qu'il ne trouve ni belles ni intelligentes. Mais au fond de lui-même, il leur est reconnaissant d'avoir réussi à faire passer trois heures. À vingt-trois heures, il se met au lit et reprend la lecture de La Vie et les Aventures de Robinson Crusoé. Il lit trente minutes puis en a assez. Il décide de jeter un coup d'œil à l'American Psycho de Bret Easton Ellis. Le fait de se retrouver à New York, dans un univers ultrachic lui fait un bien fou. Il s'endort d'un coup et rêve d'argent, de succès et de costumes Paul Smith.

L'air ne fait pas la chanson[50]

« Entrez ! » crie Annette Dupuis au jeune homme qui attend derrière sa porte. Celui-ci entre aussitôt dans l'appartement de sa voisine.

- Vous m'offrez un café ? dit-il amicalement. Il regarde la femme un peu ronde qui se tient devant lui. Ses amis ont raison, elle est vraiment laide. Mais jamais ils ne parviendront à-comprendre le plaisir qu'il ressent en compagnie de cette vieille fille. Cette sensation délicieuse est impossible à communiquer. D'ailleurs, il est journaliste. Il connaît bien l'impuissance du langage à dire ce qui est important. Il préfère ne pas définir leur relation, pour lui laisser sa délicatesse, son pouvoir merveilleux.

Deux fois par semaine, il rend visite à Annette. Ensemble, ils partagent un café accompagné de quelques biscuits au chocolat. Après la deuxième tasse, Guillaume, tout en regardant la boisson noire comme de l'encre, demande à sa voisine si elle est allée au cinéma. Elle lève les yeux de la cafetière et commence à parler. Le jeune homme boit les paroles[51] qui sortent de la grosse bouche de cette femme étonnante. Il rêve en écoutant les mots qui calment son cœur. Il ferme les yeux. Il sent à nouveau combien ils sont proches. L'esprit d'Annette est aussi brillant que son apparence physique est désagréable. Seuls ses yeux, perdus dans un visage mou et flou, laissent deviner sa grande intelligence. Cependant, ce n'est pas seulement cela qui émeut Guillaume. C'est la façon personnelle d'Annette de voir le cinéma qui le bouleverse[52]. Elle dit avec ses mots à elle, avec ses paroles précises, exactement ce que lui, Guillaume Bourquin, ressent au plus profond de son âme.

Il pense qu'Annette serait une bien meilleure journaliste que lui. On l'a accepté, lui, grâce à sa mère, une célèbre philosophe, qui collabore[53] au journal. La rédactrice en chef ne le garde pas parce qu'il écrit bien. Elle sait seulement que jamais elle ne trouvera un journaliste aussi passionné par le cinéma que lui. Quand il écoute Annette, il est sûr que c'est elle qui devrait être la star des soirées culturelles. C'est elle que le cinéma devrait considérer comme son meilleur porte-parole[54]. Il lui serait facile de la faire entrer dans ce monde. Il y a pensé de nombreuses fois, peut-être même chaque fois qu'ils se voient. L'idée de la présenter vêtue de ses habits aux couleurs horribles, avec ses cheveux secs et mal coifés ne lui fait pas peur. Il craint seulement qu'une fois en public Annette perde son inspiration. Alors il n'aurait plus la consolation qu'il a trouvée face à ceux qui s'opposent à lui, qui accusent son mauvais style pour critiquer ses idées. Il a l'impression bizarre que cette magie ne peut exister que dans l'espace intime d'une cuisine. Il pense même que le rituel[55] des deux tasses de café est essentiel. Il ne doit surtout pas le déranger. Il ne veut pas qu'Annette, ne se sentant pas en confiance, parle de politique ou des écrits de sa mère. Cela est arrivé quelques fois.

La première fois que cela s'est passé, Guillaume est rentré chez lui profondément déçu et triste. Plus la soirée a avancé, plus il s'est senti déprimé. Il a souffert d'une insomnie[56] qui s'est répétée la nuit suivante. Il a fini par appeler le médecin familial pour qu'il lui prescrive[57] des somnifères[58]. Cela seulement lui a permis d'écrire le dossier cinéma de la semaine. Cependant, il est resté angoissé plusieurs jours, jusqu'à sa prochaine visite à Annette. Il ne peut pas vraiment l'avouer[59], mais ses discussions avec la grosse blonde font partie des conditions nécessaires à son bonheur.

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45

Rondelle (n.f.) : Petite tranche ronde.

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46

Griller (v.) : Faire cuire sur un gril.

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47

Cognac (n.m.) : Alcool (eau-de-vie) de raisin produit dans la région de Cognac.

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48

Ressentir (v.) : Sentir, éprouver.

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49

Fasciné (adj.) : Captivé, hypnotisé.

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50

L'air ne fait pas la chanson (expr.) : L'apparence est différente de la réalité.

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51

Boire les paroles de quelqu'un (expr.) : Ecouter attentivement ce que dit quelqu'un.

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52

Bouleverser (v.) : Émouvoir, troubler fortement.

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53

Collaborer (v.) : Participer.

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54

Porte-parole (n.m.) : Quelqu'un qui parle pour quelqu'un d'autre, qui représente les opinions, les idées d'un autre.

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55

Rituel (n.m.) : Habitude, tradition.

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56

Insomnie (n.f.) : Impossibilité ou difficulté à dormir.

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57

Prescrire (v.) : Écrire une ordonnance médicale.

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58

Somnifère (n.m.) : Médicament qui aide à dormir.

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59

Avouer (v.) : Reconnaître, admettre.