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Annette observe avec un plaisir évident son jeune voisin. Elle lui montre d'un geste tendre la chaise face à elle. Elle lave rapidement la cafetière à l'eau froide, puis la pose sur la cuisinière. Elle aime plus que tout observer, dans la lumière bleue du gaz, le visage aux grands yeux sombres de Guillaume. Il lui semble alors voir un héros romantique, transformé à la façon des dessins animés japonais. Quand elle regarde le jeune homme, elle sent une sorte de coup au cœur. Elle a l'impression qu'on lui plante un couteau dans la poitrine[60], chaque fois plus profondément. Elle ne parvient pas à croire qu'elle reçoit chez elle un homme d'une telle beauté. Elle se réjouit que sa voix rende le superbe Guillaume si heureux. Elle admire sa tête penchée en arrière, ses yeux fermés, son état de bonheur absolu. Même en sachant qu'elle n'est pas honnête, elle s'étonne de la chance qu'elle a. Chaque fois, elle a peur de le décevoir. Chaque instant, elle craint de le perdre. Elle vit tous les moments en sa compagnie comme s'ils étaient les derniers.

Elle organise d'ailleurs ces rendez-vous avec un soin immense. Elle aime cette préparation comme si c'était la première étape d'un acte amoureux. Elle se rend le matin, le plus tôt possible, au kiosque à journaux. Elle y achète un exemplaire du journal pour lequel travaille son séduisant voisin. Dans les articles, au cœur de la page, elle trouve imprimée la douleur de l'incompréhension que ressent Guillaume. Elle comprend sa solitude. C'est celle des gens qui se battent pour défendre leur avis, un avis qui est toujours à contre-courant[61]. L'après-midi, elle va voir les films dans les salles du Quartier latin[62]. Elle prend des notes dans un petit cahier qu'elle éclaire avec sa lampe de poche.

Annette commence à parler du film qu'elle a vu cette semaine-là. Elle se souvient parfaitement de l'article qui a paru trois jours plus tôt. Elle pourrait même le dire à l'envers, tant elle l'a lu et relu. Elle retarde toujours ses commentaires des films de quelques jours par rapport aux articles de Guillaume, pour qu'il ne remarque rien. Elle raconte qu'elle est allée à la rétrospective[63] de François Truffaut pour y regarder « L'Enfant sauvage ». Cette fois-ci, Annette ne sent pas la peur qui lui serre souvent la gorge au moment où elle commence à s'exprimer. Elle se sent bien, car elle va discuter d'un réalisateur dont ils ont déjà parlé. Elle se souvient de la grimace[64] de Guillaume face à l'admiration générale provoquée par le film Jules et Jim.

Elle commente alors L'Enfant sauvage, plan[65] par plan. Elle explique ensuite comment elle a détesté le réalisateur dans le rôle principal. Il imite trop son acteur adoré Jean-Pierre Léaud. Elle trouve le traitement du sujet stupide. Elle aimerait plus de gentillesse, plus de tendresse dans le comportement du docteur. Elle trouve le film ennuyeux à mourir[66]. Guillaume l'écoute jusqu'à ce qu'elle ait terminé son long discours. Il se lève et il dit d'une voix qui se veut calme : « C'est vraiment dommage que vous n'ayez pas apprécié ce ilm. Il m'a fait rêver pendant toute mon enfance. C'est lui qui m'a fait découvrir et aimer le cinéma ! » Il ne lui laisse pas le temps de répondre. Il est déjà loin.

Annette regarde la porte donnant sur le monde qui vient de se refermer pour elle. Elle ne comprend pas. Soudain, elle a une intuition[67]. Elle ouvre le journal à la page cinéma. Elle aperçoit, en lettres noires comme l'enfer, la signature sous l'article : Bernard Moreau.

Le soir même, elle fait un grand feu de cheminée. Elle y jette les articles soigneusement découpés et classés. Elle brûle aussi tous les exemplaires de ses photos de classe où on la voit, petite fille souriante, avec dans ses mains un prix d'excellence[68].

L'enfer est pavé[69] de bonnes intentions

Madeleine Dumont est une femme séduisante[70]. Elle est encore très belle, même si elle va bientôt avoir soixante ans. Ses immenses yeux noirs font penser à ceux d'une jeune biche[71]. Un grand nombre de ses amies jalousent[72] ses magnifiques cheveux châtains. Son appartement est décoré avec goût. Grâce à son mari si attentionné et si incroyablement généreux, elle possède toutes les petites choses nécessaires à son bonheur.

Un jour, cependant, elle apporte un costume de son mari au pressing. Sans y penser, elle plonge la main dans la poche droite de la veste et y trouve un petit morceau de papier. Elle lit : « Rendez-vous à la Défense, 16 h 30 ». Aussitôt, elle se sent mal. Elle doit s'asseoir dans un fauteuil. Voyant que ses forces ne reviennent pas, elle se couche. Très vite, elle s'endort. Ses rêves sont remplis de créatures qui rient méchamment. Lorsqu'elle se réveille, elle sait que son existence a basculé[73]. La tranquillité de sa vie bourgeoise vient d'exploser. Un son aigu résonne dans sa tête. C'est seulement après avoir pris une aspirine[74] qu'elle commence à sentir une légère amélioration[75] de son état.

Quand son mari rentre du bureau, Madeleine lui pose immédiatement la question qui lui déchire le cœur. Pierre Dumont évite de se laisser aller, lui aussi, à l'émotion. Il lui explique que sa secrétaire étant malade, il a dû engager une jeune femme pendant trois jours pour la remplacer. Elle rédige aimablement de petites notes pour lui rappeler ses rendez-vous importants. Il est désolé de ne pas en avoir parlé à son épouse. Parfaitement conscient que son travail l'occupe trop, il a pensé qu'il était plus aimable d'éviter de parler du bureau, une fois rentré chez lui. Madeleine croit son mari sans difficulté, mais le sentiment de trahison ne disparaît que quelques jours plus tard.

Les Dumont vivent plusieurs semaines de bonheur complet. Madeleine est joyeuse et Pierre se montre attentif et tendre.

Cependant, le calme ne dure pas. Un jour, une amie conseille à Madeleine la lecture d'un magazine culturel. Madeleine aime toujours trouver de nouvelles façons de se changer les idées, alors elle se rend immédiatement au kiosque qui se trouve au coin de sa rue. Elle n'y est pas allée depuis longtemps : ces dernières semaines, c'était Pierre qui allait chercher le journal. Elle découvre avec surprise que la vendeuse n'est plus la vieille femme désagréable à l'odeur de cigarette qu'elle connaît bien. À sa place, il y a une grosse blonde de vingt ans qui lui demande ce qu'elle veut avec un fort accent anglais. Madame Dumont, perturbée[76], lui répond qu'elle ne sait pas encore. Elle reviendra un peu plus tard.

Cette fois-ci, Madeleine ne peut s'empêcher de pleurer quand elle reproche à son mari de ne pas se confier à elle, de ne pas tout lui dire. Il aurait dû l'informer du changement d'employée du kiosque à journaux. Toujours soucieux que tout se passe bien et détestant les conflits, Pierre lui promet qu'à l'avenir il tiendra mieux compte de sa sensibilité.

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60

Poitrine (n.f.) : Thorax, partie supérieure du corps.

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61

À contre-courant (loc.) : Inhabituel, original, différent des autres.

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62

Le Quartier latin : Quartier de Paris autour de l'Université de la Sorbonne.

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63

Rétrospective (n.f.) : Ensemble defilms d'un même réalisateur.

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64

Grimace (n.f.) : Déformation du visage.

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65

Plan (n.m.) : Dans un film, passage constitué d'imagesfilmées en une fois en une seule prise.

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66

Ennuyeux à mourir : Très ennuyeux.

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67

Intuition (n.f.) : Comprendre, deviner la vérité sans explications.

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68

Prix d'excellence : Récompense pour les très bons élèves.

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69

Pavé (adj.) : Bloc de pierre utilisé pour recouvrir le sol. L'enfer est pavé de bonnes intentions (expr.) = de très bonnes intentions peuvent conduire à des catastrophes.

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70

Séduisant (adj.) : Beau, attirant.

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71

Biche (n.f.) : Femelle du cerf.

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72

Jalouser (v.) : Etre jaloux, envier.

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73

Son existence a basculé : Sa vie a complètement changé.

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74

Aspirine (n.f.) : Médicament contre le mal de tête, anti-douleur.

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75

Amélioration (n.f.) : État meilleur, progrès.

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76

Perturbé (adj.) : Troublé, ému.