Un jour, Pierre tombe malade à son tour. Il a attrapé une grosse grippe qui dure tout l'hiver. Madeleine est inquiète pour la santé de son mari. Elle se sent responsable de son état et sort finalement de son lit. Elle le remplace dans la cuisine. Elle fait de grands eforts pour préparer-d'extraordinaires recettes afin d'aider Pierre à retrouver la santé. Vers le milieu du mois d'avril, elle a de nouveau un teint de rose, et ses robes sont toutes repassées et rangées dans la grande armoire de leur chambre à coucher. On voit seulement de minuscules ombres bleues sous ses yeux, traces discrètes de la période difficile qu'elle a traversée.
Quand Pierre retrouve à son tour sa belle énergie, tous deux décident d'aller pique-niquer dans un magnifique parc, situé dans un village voisin. Même si la marche n'est pas longue, deux ou trois heures tout au plus, elle permet de fêter la santé retrouvée de Pierre. Leur promenade est charmante. La campagne sent le printemps et les prés sont d'un beau vert tendre. Madeleine et Pierre ont l'impression de revivre leur première sortie à la campagne. Ils discutent de tout et de rien, heureux de se redécouvrir. Ils ressentent en même temps le plaisir d'être des amis de longue date. Soudain, Madeleine se tend. Pierre est en train de lui parler du goût du pastis[98], si frais, si léger. Madeleine sait pourtant qu'il a toujours délaissé[99] cette boisson, car il la trouvait écœurante[100], sans finesse. Comment a-t-il pu ainsi changer d'avis ? Pierre explique alors à sa femme que lorsqu'elle était malade, il a pris l'habitude de boire un pastis après avoir fait les courses. C'était « le pastis pour la route » comme disent les gens du village. Il le buvait en cinq minutes, debout au comptoir[101], pour ne pas faire attendre Madeleine. Il le prenait afin de ne pas décevoir les gens du village. Bien sûr, au début, cela lui a demandé des efforts. Ensuite, il a commencé à l'apprécier. L'anis[102] a désormais pour lui le goût de l'amitié. En tout cas, c'est ce qu'il dit. Madeleine ne reconnaît pas Pierre. Ou plutôt, tout à coup, elle a l'impression de le voir vraiment. Elle voit comment il est capable d'oublier ce qu'il est pour faire plaisir aux autres. Ce ne sont pas les cinq minutes passées au bar du village qui la dérangent. Pierre a été pendant toute la durée de sa maladie l'homme le plus gentil du monde, il pouvait bien prendre un peu de temps pour lui. Mais pourquoi s'est-il obligé à boire une boisson qu'il détestait ? Pourquoi n'a-t-il tout simplement pas dit non ? Pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il préférait autre chose, un verre de cidre[103] par exemple ? Il devait avoir conscience de sa lâcheté, puisqu'il la lui a cachée jusqu'à maintenant. Il ne l'a certainement pas fait méchamment. Non, seulement pour ne pas lui faire de peine. Pour ne pas la blesser, il a rendu les pastis inexistants. En vérité, les pastis font partie de la vie de ceux qui veulent qu'ils existent et ils n'existent pas dans la vie de ceux qui ne veulent pas qu'ils soient. Madeleine se sent mal.
Pendant la nuit, Madeleine a l'impression qu'on lui plante des aiguilles[104] dans la tête. Elle se demande si elle connaît vraiment l'homme avec lequel elle vit depuis plus de trente ans. Il est lisse, doux et chaud. Pourtant, quelque chose en lui s'échappe. Oui, le fond de sa pensée fuit. Il ne semble exister que par le désir des autres, ou mieux dans sa capacité à réaliser les souhaits des autres, à leur faire plaisir. Que pense-t-il vraiment de son existence ? de ces trente dernières années ? d'elle, sa femme ? Tout le monde croit qu'il est heureux, qu'il est parfaitement content de sa vie. Madeleine, elle, en doute désormais. Et ce doute la torture. Contrairement à elle, Pierre, lui, a accès aux émotions de son épouse. Il sait ce qu'elle ressent et qui elle est. Mais, elle, qu'a-t-elle pour se rassurer ? les sourires de Pierre ? Il les offre au premier venu[105]. Ses paroles aimables ? Il les lui dit même quand elle se montre injuste, désagréable ou bête. Ses actes ? Il fait exactement ce qu'on attend de lui. Il n'a pas de consistance, de personnalité, rien à quoi l'on puisse s'accrocher.
Pierre entre dans la chambre avec une soupe de légumes. Madeleine a envie de la lui jeter au visage, mais elle ne le fait pas. Elle lui demande plutôt s'il est heureux. Pierre lui répond avec un sourire très doux : « le plus heureux des hommes ». Elle l'interroge alors sur ce qui ne va pas dans sa vie. Il lui dit avec une infinie tendresse dans le regard : « Rien, Madeleine, tant que nous sommes ensemble. » Madeleine ressent une terrible colère. Elle lui demande alors ce qui lui déplaît en elle. « Rien, ma chérie. » « Je veux savoir ce que tu n'aimes pas en moi ! » crie-t-elle. « Si tu veux vraiment que je te dise quelque chose, eh bien je vais te répondre » dit Pierre sans hausser[106] la voix. « Je trouve que tu te fais trop de souci. Tu es parfaite comme tu es. Notre existence me convient très bien. Il ne nous manque rien. » Madeleine jette le bol, qui va se briser contre le mur. Elle demande ensuite à Pierre de sortir. Pierre obéit tout en lui demandant gentiment de se reposer. Il restera dans la cuisine. Si elle a besoin de quoi que ce soit, elle ne doit surtout pas hésiter à l'appeler.
Le docteur rassure Pierre qui s'inquiète beaucoup pour sa femme et prescrit des calmants. Madeleine passe ses journées à dormir. Quand elle se réveille, elle demande ses médicaments. Pierre les lui prépare pendant qu'elle dort. Plus d'une année se passe ainsi, jusqu'au jour où Pierre aperçoit Madeleine en train de jeter ses comprimés[107] dans le lavabo. Il se réjouit de voir sa femme se libérer de cette manière. Madeleine refuse cependant de quitter le lit. Elle ne veut pas non plus qu'il ouvre les grands rideaux de la chambre qui est devenue la sienne. Pierre s'est, en effet, installé dans le bureau pour laisser sa femme se reposer au mieux. Peu à peu, elle retrouve l'appétit. Elle semble même devenir gourmande et lui commande des plats de plus en plus compliqués. Il en est persuadé : elle reprend goût à l'existence au moyen de ses sens. Il prévoit de l'emmener bientôt à Paris où il lui offrira de nouvelles robes.
Un jour, enfin, il la croit entièrement guérie. Elle lui demande dans un grand rire s'il est-d'accord de l'attendre pendant qu'elle cueillera des fleurs pour la maison. Il rit à son tour, la voyant se comporter comme une jeune fille. Il lui dit qu'il le lui permet à condition qu'elle soit de retour pour l'heure du goûter. Il lui a préparé des crêpes aux cerises. Madeleine coife sa longue chevelure, qui ressemble plus que jamais à la crinière[108] d'une lionne. Elle porte sa petite robe noire de cocktail. Pierre trouve la tenue un peu bizarre, mais il ne veut surtout pas diminuer la joie de sa femme. Il se dit que la coquetterie[109] retrouvée de Madeleine est le signe qu'elle va mieux. Après tout, elle n'a pas quitté ses chemises de nuit depuis longtemps. Elle a dû oublier ce qui convient à chaque circonstance. Madeleine avait le sens de l'élégance, elle le retrouvera.