Il écoute « l'Orphée » de Monteverdi pendant qu'il prépare avec soin la table pour le goûter. Il s'assoit ensuite dans le jardin et commence à lire un exemplaire du Monde déjà vieux de quelques jours. Ça lui permettra de faire la conversation à Madeleine à son retour.
Quand cinq heures sonnent au clocher du village, Pierre commence à s'inquiéter. Sa femme, est d'habitude très ponctuelle[110]. Elle arrive même plutôt souvent à ses rendez-vous avec quelques minutes d'avance. Il se souvient ensuite de l'expression de jeune fille qu'elle avait quand elle est partie. Il se dit qu'elle doit être en train de profiter de l'air libre. Il sait aussi qu'elle peut observer des fleurs ou des papillons pendant des heures. Une demi-heure plus tard, il croit qu'elle lui fait une blague. Peut-être est-elle même assise sous un pommier à le regarder. Il attend encore dix minutes, puis il n'y tient plus, il part à sa recherche. Elle peut avoir eu un malaise. Même si elle a retrouvé ses forces, le grand air a pu la fatiguer. Il la cherche pendant deux heures puis va demander de l'aide au village. Une équipe de policiers fait une battue[111] sur un rayon[112] de cinquante kilomètres pendant vingt-quatre heures. On ne la retrouve pas. Pierre est bouleversé[113].
Les mois puis les années passent. Pierre ne peut oublier Madeleine. Il est certain que plus jamais il n'aimera. Il ne fréquente aucune femme pendant plus de trois ans. Puis un jour, il croise à Paris l'apprentie[114] secrétaire qui l'avait si aimablement aidé alors que son entreprise était encore en activité. Ils parlent des beaux jours. Comme personne n'attend Pierre, il invite au restaurant la jeune femme qu'il trouve vraiment très sympathique. Six mois plus tard, il emménage[115] avec elle. Il vient de comprendre que Madeleine avait parfaitement raison : quand il n'a personne à qui faire plaisir, son existence n'a aucune valeur.
Le temps, c'est de l'argent
Elle ouvre vite son agenda[116]. Il reste un petit espace libre pour aller chercher un cadeau pour son fils. Elle arrête un taxi et donne au chauffeur l'adresse d'un magasin de jouets. Elle y entre rapidement. En courant, elle attrape autant d'objets qu'elle peut en porter. Elle dépose le tout à la caisse et sort sa carte de crédit. Elle entre à nouveau dans la voiture et donne cette fois-ci l'adresse de son bureau.
A seize heures, elle quitte son lieu de travail. Elle se rend dans un petit salon de thé, pas loin du Louvre, pour y boire un café en compagnie d'une amie. Elles parlent de l'avenir souriant[117] de leurs enfants, qui viennent de commencer l'école. La discussion lui semble vite ennuyeuse. Elle dit alors qu'elle a un rendez-vous important. Elle reprend le taxi en direction du Bon Marché[118]. Elle n'achète rien. Cependant, le fait de se trouver au milieu de matières délicates et de coupes élégantes la calme.
Elle fait encore un tour dans quelques boutiques chics de la rue Etienne-Marcel. Ensuite, elle rentre chez elle. Elle sort des boîtes en carton les mets[119] qu'elle a achetés chez le traiteur. Il fait vraiment trop chaud pour utiliser la cuisinière ! Ses nombreuses fiches de cuisine sont parfaitement rangées dans de petits classeurs. Cependant, elle les utilise rarement. Elle aime bien préparer des repas, mais elle n'en a jamais le temps. Elle passe une heure et demie au téléphone avec une amie. Ensuite, elle accueille son fils que sa mère est allée chercher à l'école. Il a dîné et est prêt à aller se coucher. Il est déjà en pyjama. La vieille dame sait que sa fille rentre fatiguée du bureau d'architecture où elle fait du secrétariat à mi-temps.
Elle dépose un baiser sur le front de son fils, puis allume la lanterne[120] magique où des animaux courent joyeusement dans une fête sans fin. Elle ferme ensuite la porte de la chambre de son enfant derrière elle. Elle regarde alors nerveusement sa montre. Gilles n'est pas encore arrivé. Dans une heure, ils doivent se rendre à l'inauguration[121] d'une galerie. Elle ne goûte pas le gigot[122] qui se réchauffe lentement dans le micro-ondes. Elle mange seulement quelques sushis[123] qui datent de la veille. Ensuite, elle fait couler un bain et frotte tout son corps avec un mélange de sucre et de miel. Quand son mari rentre à la maison, elle est au téléphone avec sa sœur. Il a l'air fatigué et triste. Ils ont le même âge, mais il paraît avoir dix ans de plus qu'elle. Il faut dire qu'il n'a pas le temps d'aller comme elle au fitness, au spa, chez l'esthéticienne[124], la pédicure[125], la manucure[126] et le coiffeur.
La baby-sitter, une jeune étudiante norvégienne, arrive quinze minutes en avance. Elle s'installe devant l'écran plat, sans se donner la peine[127] d'aller voir l'enfant qui dort.
La soirée est sans joie et sans surprise, cependant elle y trouve l'occasion d'agrandir sa collection de cartes de visite. Elle n'en a pas besoin. Mais c'est son hobby de les classer dans une jolie petite boîte. Son mari commençant à s'endormir, elle préfère qu'ils partent pour laisser une bonne impression. Elle s'en va satisfaite d'avoir passé un instant que tout le monde n'a pas l'occasion de vivre. Gilles dort dans le taxi. Comme il ne ronfle[128] pas, elle ne juge pas nécessaire de le réveiller avant d'arriver à destination. Cela lui permet de rêver aux nombreux rendez-vous qu'elle vient de prendre. Elle a réussi avec un talent fou à les rajouter à son emploi du temps déjà très rempli.
Quand ils arrivent à la maison, elle paye la course au chauffeur. Son mari paraît incapable de réfléchir même aux choses les plus simples. Il parvient néanmoins à se réveiller suffisamment pour se préparer rapidement et se glisser au lit.
Elle va se coucher, toujours avec le sourire de quelqu'un qui a réussi à obtenir ce qu'il veut. Soudain, elle voit sur la table de la cuisine un message écrit à la main. Elle reconnaît l'écriture de la baby-sitter. Elle se rappelle alors qu'au moment où elle l'a payée, celle-ci a dit quelque chose à propos d'un coup de fil. Sa mère avait téléphoné et il fallait la rappeler au plus vite. C'est bien le genre de sa mère d'appeler chez elle pour parler de choses importantes, alors que Gilles et elle possèdent des portables !
Sa mère lui dit alors qu'elle se fait du souci pour son ex-mari car il ne répond pas au téléphone. Ne prenant pas la peine de réveiller Gilles qui dort d'un lourd sommeil, elle appelle un taxi et se rend dans l'appartement de son père. Tout de suite, elle le voit étendu par terre. Elle appelle une ambulance[129]. Quand elle se penche sur lui, elle s'aperçoit qu'aucun souffle ne sort de sa bouche. Il est mort. Elle est surprise que, malgré le caractère soudain de son décès, le visage de son père ne porte aucune trace de peur ou de tension. Il a l'air plutôt calme, presque soulagé[130].
112
Rayon (n.m.) :
128
Ronfler (v.) :