Les ambulanciers emportent le corps du seul homme qui a compté dans sa vie[131]. Elle promène son regard sur les murs du petit appartement. Son regard est attiré par un objet blanc, qui ofre un contraste avec le logement gris et sale. Elle se rapproche de lui. Elle voit avec une immense émotion que son père, comme à son habitude, a enlevé le soir même le feuillet[132] du calendrier mural pour le lendemain. Dans un geste touchant[133], il a préparé le calendrier pour un jour qu'il ne verrait pas. Alors comme le vieil homme, dirigée[134] par une volonté presque enfantine, elle arrache la page de la semaine à venir de son agenda. Elle la chiffonne[135], puis la jette par terre et commence enfin à pleurer.
Loin des yeux, loin du cœur
Louise se souvient d'elle avec une émotion intacte[136]. Elle se rappelle en détail la première fois où elle l'a vue. Elle l'a rencontrée à la période où elle avait décidé de faire du théâtre. On l'avait toujours trouvée extravertie[137]. Au fond d'elle, elle savait qu'elle arrivait facilement à faire rire les gens. Mais elle était bien incapable d'émouvoir sérieusement. Son talent était bon pour ceux qui l'aimaient déjà, mais il n'était rien face un public exigeant[138] des émotions vraies et profondes. En classe, elle récitait ses leçons sans difficulté. Au lieu de lui donner un sentiment de fierté, cette facilité lui faisait presque honte. Elle se sentait comme un animal de cirque. Un soir, à la fin d'un spectacle qui l'avait beaucoup amusée, elle a rencontré Claire. C'était une des actrices de la troupe[139]. Elle a saisi cette occasion et a demandé à rejoindre la compagnie[140].
Elle s'est rendue dans le petit théâtre. Malgré la saleté du lieu, elle y a trouvé une chaleur et une liberté qui lui ont plu. Elle a fait la connaissance des comédiens qui formaient la troupe des jeunes acteurs. Face à ces vrais artistes dans l'âme, elle a perdu sa capacité à bien parler. Cependant elle est restée. Elle cherchait justement une situation qui lui fasse perdre ses repères. Elle voulait en trouver d'autres. Elle se sentait maladroite. Mais elle avait aussi l'impression qu'elle vivait des choses intenses avec les personnes les plus vraies, les plus intéressantes qu'elle avait eu la chance de rencontrer.
Elle est devenue amie avec une fille qui portait un prénom proche du sien : Lou. Cependant, les deux adolescentes ne se ressemblaient pas. La première avait les cheveux noirs et raides et la seconde, une chevelure blonde et bouclée. Louise était très entourée par sa famille alors que Lou vivait une situation familiale très difficile. Ses parents étaient en train de se séparer. Ils continuaient cependant à vivre dans le même appartement et ramenaient régulièrement leurs amants à la maison. Lou essayait tout le temps de faire disparaître les traces des amours compliquées de ses parents. Elle ne voulait pas que celui qui rentrerait seul souffre.
L'image du frère de Lou lui revient également à l'esprit. Pierre était un punk[141], qui buvait des alcools forts toute la journée. Il refusait de faire comme Lou, de devenir responsable de ses parents. Elle se souvient encore d'un jour où elle était venue aider Lou à étudier. Pierre est entré saoul[142] dans la chambre, alors qu'elles apprenaient du vocabulaire allemand. Il leur a proposé « de la pomme ». Elles ont fini par en accepter pour qu'il les laisse tranquilles. Lou et elle ont senti, avec à la fois de la joie et de la peur, la boisson leur brûler le ventre. Le grand frère, touchant les grandes cicatrices[143] de ses bras, riait comme un fou. « Plus tard, vous allez aimer ça ! » a-t-il dit avant de fermer la porte avec violence.
Lou a grandi trop vite. Un jour, elles ont voulu regarder une comédie américaine. Elles ont trouvé un film que le père de Lou avait oublié dans le magnétoscope[144]. « Mon père est con[145] de laisser ça dans le lecteur. Il sait très bien qu'on regarde aussi des films. » a simplement dit Lou. Elle a rangé la cassette[146] dans sa boîte où étaient représentées des femmes rousses, brunes et blondes toutes nues.
Quand elle venait chez Louise, Lou se jetait dans les bras de ses parents. Ils la trouvaient très touchante[147]. Lou pouvait rester dormir à la maison autant qu'elle le voulait. Parfois, quand elle n'en pouvait plus de sa propre famille, elle restait. Souvent elle partait, car elle n'oubliait jamais que ses parents avaient besoin d'elle.
Quand Louise a commencé le lycée, Lou, elle, a dû chercher un travail. Par gêne[148] ou à cause de leurs modes de vie très différents, elles ont peu à peu arrêté de se voir.
Quelques années plus tard, alors que Louise avait commencé l'université, elle a aperçu Lou dans la rue. Elle vendait des briquets[149] pour une association d'aide aux pauvres, devant un supermarché. Elle l'a prise dans ses bras et lui a demandé comment elle allait. Lou était en cure de désintoxication[150] et avait avorté[151] deux fois. Louise a senti son cœur se serrer, mais elle a écouté avec tendresse et attention. Elle a donné à Lou son numéro de téléphone, afin qu'elle la contacte si elle en avait besoin ou si elle voulait simplement aller boire un verre pour se changer les idées.
Deux ans ont ensuite passé sans nouvelles de la part de Lou. Louise s'en est beaucoup voulu[152] de ne pas lui avoir demandé un numéro de téléphone pour pouvoir l'appeler, elle. Elle pensait souvent à son amie. Elle a même écrit pour elle un poème. C'était son unique poème.
Un jour de novembre, Louise croise Lou dans une petite rue étroite et sombre. Elle lui propose alors d'aller prendre un café. Lou accepte. Elles s'assoient dans un vieux restaurant qui sent les frites, mais elles n'y font pas attention. Enin, Louise peut dire tout ce qu'elle a retenu pendant toutes ces années. Elle dit à Lou combien elle l'aime, combien elle admire son courage. Elle lui rappelle en détail chacune des nombreuses aventures qu'elles ont partagées ensemble, les seules qu'elle a véritablement vécues. Elle parle longtemps. Puis elle se rend compte que Lou n'a pas encore dit un mot. Elle a honte d'avoir tant parlé. Mais elle se sent heureuse d'avoir enfin pu exprimer ses sentiments. Elle demande pardon d'avoir été si bavarde[153] et interroge Lou. Celle-ci lui dit qu'elle n'a qu'un souvenir très imprécis de cette période. Elle trouve drôle qu'elle se souvienne si bien. Puis, Lou reste silencieuse. Louise lui demande avec insistance comment elle va maintenant. Elle répond qu'elle a trouvé un petit travail de femme de ménage et qu'avec les aides sociales, elle arrive tout juste à nourrir sa fille. Louise lui dit avec tendresse que si elle peut faire quelque chose pour elle, elle le fera volontiers. Lou lui répond que c'est gentil, mais qu'elle se débrouille[154]. Louise veut encore poser à son amie mille questions. Lou l'arrête dans son élan. Elle doit partir, sa fille l'attend. Elle lui propose de l'accompagner. Lou lui répond avec un sourire triste. Elle ne veut pas être impolie, mais cette période de sa vie ne l'intéresse absolument pas. Elle a des choses à faire. Elle est désolée, mais elle doit vraiment s'en aller. Louise ne répond pas au petit salut de Lou qui s'en va. Elle est trop occupée par une nouvelle réflexion. Elle pense à l'expression si solennelle[155] utilisée par celle qu'elle a longtemps considérée comme sa seule amie : « ne pas être impolie » et ne peut s'empêcher de la répéter encore et encore.
131
Compter pour quelqu'un / compter dans la vie de quelqu'un (expr.) :
141
Punk (n.m.) :