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— Alors ? exulte Alexis, si fier de son épouse qu’il en oublie passagèrement ses graves tracasseries.

— Royale ! admets-je.

Voilà que je ne le perçois plus de la même manière, brusquement. Il cesse d’être le bon pote chaleureux pour me devenir mystérieux. Il est comme ennobli par son épouse exceptionnelle. Je lui en veux de posséder un tel trésor. La jalousie me mord âme et burnes. On est fumiers, si tu savais, les hommes. Mesquins, minables, cancrelateux ! On convoite la bonne fortune des copains : leur situasse, leur pognon, leur gonzesse, leur gueule quand elle est belle. On les désaime de réussir. Leur bonheur nous fait chier. C’est la tendre haine doucereuse.

— Ce soir, après le dîner, viens prendre le café à notre appartement, propose Alexis. Nous habitons dans l’aile gauche, le dernier escalier, au dernier étage.

— Volontiers !

Tu parles ! Moi, l’occase de visionner en direct une mousmé de ce calibre, je la rate jamais.

— La gouvernante de la signora a pris comment le décès de sa patronne ?

— A l’italienne, soupire mon ami : théâtrale, chagrin et colère, les deux outranciers. Elle a déclaré que le fils Morituri réclamerait une enquête. Qu’il nous assignerait en dommages et intérêts pour avoir fait subir à sa maman un traitement trop fort pour son état de santé. Et puis elle s’est calmée. Elle est convenue que la dame avait quatre-vingts balais et qu’elle prenait de la digitaline depuis dix ans. A la fin, il n’est plus resté qu’une peine qui m’a paru sincère, et des soucis pratiques comme : prévenir la famille, habiller la défunte, etc.

— Tu peux me faire placer près d’elle, tout à l’heure, au restaurant ?

— Je ne sais pas si elle descendra bouffer, elle va vouloir veiller le corps.

— Occupe-toi d’elle ; persuade-la qu’elle doit s’alimenter et envoie quelqu’un la suppléer. Le corps de la mamma est dans sa chambre ?

— Oui.

— Vous ne disposez pas d’une espèce de morgue, dans ta crèche ? A en juger aux nombreux croulants qui la fréquentent, tu dois enregistrer des forfaits brutaux, non ?

— On a un local réfrigéré, jouxtant l’infirmerie.

— Alors fais-y transporter mémère, et ainsi la dame de compagnie sera libre.

— Je voulais, elle s’y est opposée, alléguant que le signor Morituri prendrait mal la chose. Mais je vais aller la voir et lui dépêcher une garde.

Requinqué par sa visite, Alexis se remporte. Il est temps de me faire bioutifoul pour aller à la clape et ensuite faire la connaissance de Lucette Clabote.

Ambiance feutrée. Elégante et discrète. Eclairages tamisés, service empressé et silencieux. C’est pas bandant, la diététique. Faut mater la frime des convives pour le comprendre. Ils se font la gueule. En veulent à la terre entière de s’infliger ce ramadan alors qu’il y a des ris de veau braisés et des poulardes à la crème plein les restaurants ! Le régime basses calories, ça leur naufrage le mental. Si tu bannis la tortore de ta vie, il te reste quoi, à cet âge ? La nique, faut plus y compter. Alors, bon : y a la santé. Ils requinquent, question tonus. A force de se faire masser, au jet et à la main, de se laisser enduire de boue merdique, de barboter dans l’eau salée, de suer, régimer, respirer l’air marin, ils acquièrent un semblant de forme, les gueux. S’écoutent maigrir, se palpent les muscles, se caressent la cellulite.

Dans leurs piaules, au matin, en grimpant sur leur balance, ils ronronnent de satisfaction ; mais là, dans la salle-à-rien-manger, c’est le moment critique. Le muet désespoir devant l’assiette de carottes à l’eau, salées à l’ersatz. La détresse organique. Le bide qui fait sa révolution de palais ! L’estom’ qui renaude d’être pris pour un con et de devoir se contenter de fromage sans calories et de blanc de poulaga. La jaffe a beau être insipide, ils la trouvent saumâtre ! Ce sont les forçats de la faim que cause l’Internationale.

Un maître d’hôtel affable me conduit à ma table, près d’une plante verte trop pimpante pour être réelle. Une diététicienne à poils longs se précipite, le menu à la main. Elle m’annonce que j’ai le choix, comme entrée, entre une salade sans assaisonnement et un demi-pamplemousse. Question plat de résistance, c’est le filet de sole ou le médaillon de veau. Ensuite, frometon maigre ou compote de pommes. Byzance !

Je lui laisse carte blanche. Demain, j’irai me massacrer une langouste et un filet de bœuf à l’Auberge du Chapon Fin, pour compenser.

J’opère un panoramique sur les birbasses déconfits, le nez pendant sur leurs assiettes de torture. Ils se sont habillés pour venir croquer une branche de céleri et boire une demi-Evian ! La morosité flotte sur la salle comme une grève de la S.N.C.F. sur la gare Saint-Lazare. Y a comme du deuil dans l’air.

A ce propos, faut que je te dise : Alex a eu gain de cause car voilà la dame de compagnie de la signora qui s’annonce. Saboulée sombre et sobre : tailleur noir, chemisier blanc, avec un simple collier de perles pour bijou. Elle vient se poser à la table en face de la mienne. On est en prise directe. Jolie femme. Pas loin de la quarantaine : l’âge clé chez les gonzesses ! Plutôt grande, des cheveux noirs mêlés de fils d’argent. Un regard vif. Maquillage léger : touche de rose aux pommettes, rouge à lèvres assorti.

Nos regards se croisent. Elle me découvre, m’enregistre. « Tiens : un nouveau ! » Je lui souris. Elle détourne les châsses. Pas bégueule ni guindée, seulement discrète. La poitrine n’est pas mal. Menue, mais comme la silhouette est harmonieuse, une fois à loilpé, les frères Karamazov[2] tiennent bien leur place.

On nous sert. Je clape distraitement l’ombre de boustifaille qui m’est dévolue. On devait mieux tortorer sur le radeau de la Méduse…

Ayant expédié la compote de pommes, j’enhardis et quitte ma table pour m’approcher de celle de la gouvernante. Culot, non ?

Je rassemble mon italien de cérémonie :

— Pardonnez-moi, mademoiselle, me trouvant sur place j’ai assisté aux derniers instants de Mme Morituri et je me permets de vous exprimer ma sympathie.

Bien formulé. Bravo, Tonio ! Mine grave, ton moite, regard frémissant de compassion. Mon intervention est bien accueillie.

— Merci, monsieur, murmure-t-elle.

Sourire léger et triste.

— Vous étiez sur place, dites-vous ? demande-t-elle.

— Disons, dans la cabine voisine. Les cris du masseur m’ont alerté et je me suis précipité.

— Vous avez assisté à la mort de la signora ?

Du moment qu’il y a conversation, je me crois autorisé à m’asseoir à sa table. Je le fais élégamment, en accompagnant mon dépôt de cul sur chaise cannée d’un négligent : « Vous permettez. »

— Morte, reprends-je, elle l’était déjà. L’infirmier était occupé à l’ébouer. Il m’a demandé d’aller prévenir le directeur et le médecin. Mme Morituri souffrait du cœur ?

— Plus ou moins. Je réprouvais ces enveloppements de boue chaude ; mais elle y tenait.

— Vous êtes sa dame de compagnie ?

— En quelque sorte, oui.

— Depuis longtemps ?

— Quelques années.

— Le corps est à la morgue ?

— Oh ! non. Aldo Morituri, son fils, est en route pour venir ici, il serait très choqué de trouver sa maman abandonnée dans un endroit aussi sinistre. J’ai transformé sa chambre en chapelle ardente.

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2

Il est stupide d’appeler des seins « les frères Karamazov » puisque les frères Karamazov étaient trois. Désormais, je les surnommerai « les frères Goncourt ».

San-A.