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Je m’approche du bassin. J’enjambe la margelle moussue. Me voici dans la baille jusqu’à mi-cuisses. J’écarte les feuilles de nénuphars et je me couche dans la flotte en conservant toutefois une partie du visage hors de la tisane.

J’entasse sur ma partie émergée des feuilles visqueuses. Leur contact est désagréable… Cette eau tiède est froide et me suffoque… Je m’immobilise… Il ne me reste plus qu’à souhaiter qu’ils n’aient pas l’idée de sonder le bassin… Je ne le crois pas. De l’entrée de la cour, cette surface verte n’attire pas l’attention.

Je perçois, malgré la flotte grondant dans mes trompes d’Eustache, le craquement que fait la grosse porte en cédant. Il y a des piétinements, des cris, des ordres, des coups de sifflets encore…

La poulaille se précipite dans l’immeuble qu’elle investit. Ça tambourine à toutes les lourdes… Les pauvres pégreleux qui font la sieste ne savent plus ce qui leur arrive.

Le branle-bas est général…

Moi, dans mon bassin romantique, je n’en mène pas large, parole ! Il y a des petites bestioles poisseuses qui me chatouillent un peu partout. J’espère qu’ils ne font pas l’élevage des sangsues dans l’immeuble ! D’ici à ce que je trouve une carpe dans ma poche tout à l’heure, en cherchant mon mouchoir, il n’y a pas loin. Surtout que le temps est à l’orage, c’est l’idéal pour la pêche.

Je dois cinquante mille francs à mon percepteur, et à la vérité de dire que ma position, pour inconfortable qu’elle soit, n’est pas intolérable. L’eau est pénible à supporter lorsqu’on est tout habillé, mais une fois que vous êtes bien imbibé, vous sentez moins le froid. Une étrange mollesse s’empare de vous… Je suis tellement fatigué, tellement épuisé par mes péripéties que ce repos forcé au lieu de m’abattre, me réconforte, comme Ricqlès, la menthe forte !

J’attends donc…

7

Ces policiers suisses, vous parlez de gens méthodiques ! Leur exploration de l’immeuble est scientifique, scrupuleuse… Ils doivent ouvrir les tiroirs de commode et presser les tubes de pâte dentifrice pour voir si je me suis caché dedans.

Au bout d’une demi-heure d’attente, j’en vois apparaître sur le toit. Entre mes feuilles de nénuphars, j’ai une vision approximative, mais que j’évite de préciser, de crainte de me découvrir… Ils marchent sur les tuiles, vont de cheminée en cheminée… Et puis ils se retirent et il y a un grand conciliabule sous le porche… Ils doivent me prendre pour l’homme qui s’escamote… Deux d’entre eux se détachent du groupe et viennent jusqu’à la porte de bois renversée dans la cour. Ils se livrent à des calculs et appellent leurs aminches. Un type qui parle français, avec un petit accent vaudois, explique que j’ai dû franchir le mur en m’aidant de la porte comme d’un escabeau. Sa version est adoptée à l’unanimité et tout le monde se met à galoper.

J’attends encore… Je ne peux toujours pas bouger car je cours un nouveau danger. Maintenant, tous les locataires de l’immeuble sont aux fenêtres pour voir la suite des opérations. Ils croient participer à un film policier et ils veulent connaître la fin avant que la leur apportent leurs quotidiens du matin.

Toujours entre deux feuilles, je vois la façade constellée de visages multiples. Les occupants de la maison s’interpellent d’une fenêtre à l’autre pour se faire part de leurs impressions.

Je redoute la perspective plongeante. D’en haut, ils ont plus de chance de m’apercevoir que s’ils se trouvaient de plain-pied. Pourvu qu’un dégourdoche au regard de faucon ne joue pas au vrai ! Qu’il se mette à bramer en montrant le bassin, et votre San-Antonio favori va avoir bonne mine en sortant de sa baignoire, ruisselant de flotte puante et de vase !

Heureusement, au centre du bassin, il y a une sorte de gros champignon de zinc par où jaillissait la flotte dans les autrefois. Cette proéminence grise me masque… Je suis donc tranquille et je peux, peinardement, faire ma provision de têtards pour le quatorze juillet[7] …

Les minutes s’écoulent, mais pas l’eau du bassin. J’ai la sensation de me transformer en triton.

Je ne sens plus mes membres… La vie devient fugace et indécise. Je me fous d’un tas de choses, à commencer de ma pauvre personne.

De temps à autre, ma nuque glisse sur la margelle poisseuse et je déguste une chouette gorgée d’eau fétide. Cette eau a une odeur putride, écœurante. Elle me rappelle les miasmes des égouts, l’été, ou bien le sale parfum des fleurs pourries dans les vasques des cimetières. Oui, c’est un peu ça, une odeur de mort végétale, une odeur abominable et pourtant suave, assez grisante…

J’attends toujours. Si j’avais des cartes en toile imperméable, je pourrais me faire des réussites !

Voilà bientôt une heure que je suis là. Les visages, un à un, ont été gobés par les fenêtres de l’immeuble. Des gens font marcher leur poste de radio… D’autres rient… C’est une harmonie émouvante… Des cris d’enfant, des trompes d’auto… Quel hymne à la vie ! Ah ! merde arabe ! voilà que je me fais naturaliser bucolique…

Il faudrait peut-être que je sorte de ce lit de vase avant qu’on ne m’en extraie avec un grappin ? Seulement, en plein jour, ruisselant d’eau, je n’ai aucune chance de m’en sortir. Je ne ferais pas deux mètres sans déclencher tous les sifflets à roulette du canton ! Pourtant, il y a loin d’ici la nuit… Plusieurs heures, certainement ! Ma situation devient intenable. Le parfum du bassin me monte dans la tête… Et si je tourne de l’œil ? Hein ? Que va-t-il se passer ? Je vais glisser au fond et glou-glou ! Je suis bonnard pour la partie de bulles, comme dirait Paul VI.

C’est pas une mort décente pour un garçon qui a une vie comme la mienne.

Mon lutin me baratine. Comme j’ai la bouche à trois millimètres de la sauce, je ne peux pas lui dire de la boucler.

— San-Antonio, déclare-t-il, tu vas compter jusqu’à dix… Puis tu feras gaffe pour voir si quelqu’un est à sa fenêtre. Si tu ne vois personne, tu sortiras de l’eau… Tu traverseras la cour, tu monteras l’escalier… Tu iras tout en haut… Toutes les maisons ont un grenier, en Suisse comme ailleurs. Alors tu t’y cacheras, tu t’y ficheras à poil pour faire sécher tes frusques, tu…

Le lutin se tait parce qu’une silhouette s’approche du bassin.

DEUXIÈME PARTIE

1

Ce qu’il y a d’affolant, c’est que je ne l’ai pas vue arriver, cette silhouette, ni entendue marcher… Elle est venue au bassin, sans doute sur la pointe des pieds, en prenant soin de se tenir dans l’axe du champignon de zinc. Si elle a agi de la sorte, pas d’erreur, c’est pour me surprendre !

Quelqu’un s’assied sur la margelle. Une main saisit par sa tige la plante de nénuphar qui me voilait le visage et mes yeux rencontrent ceux d’une femme.

J’y cherche des sentiments. Un regard, c’est tout l’individu. Ses yeux sont-ils hostiles ? Sont-ils effrayés ?

Je cherche à savoir. Je crois qu’ils ne contiennent rien de tout cela. Ils sont bleus, curieux et calmes. Tout le visage qui est autour est calme. Pas joli, non… Mais pas laid non plus. Intéressant, voilà ! Ils sont tellement rares, les visages de femme intéressants ! Il y a si peu de femmes intéressantes !

Elle remue les lèvres. Je ne perçois pas ce qu’elle dit parce qu’elle parle bas et que j’ai de la flotte dans les manettes. Je me hisse un peu hors du bassin.

— … ment cru que vous étiez mort ! termine la femme.

Elle comprend que je n’ai pas entendu le début de sa phrase et, docile, la reprend :

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7

D'aucuns me reprocheront sans doute l'extrême facilité de ce calembour. Je leur répliquerai qu'on peut faire des plaisanteries de garçon de bain sur les têtards.