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Je lui demande ce qu’elle fait ce soir, elle me répond qu’elle sort avec son fiancé. Son fiancé s’appelle Frank et il est aviateur. J’espère qu’il sera à la hauteur !

J’offre l’apéritif à la douce gosseline. Elle se boit un Martini et me raconte la vie de l’homme de la sienne. Sujet d’élite, s’il vous plaît… Premier à tous les concours… Et aimant avec ça ! Et beau gosse ! Une seule ombre au tableau dans leur idylle : il est protestant et elle catholique ! Alors n’est-ce pas, tiraillement dans les familles : la bataille de l’eau de Lourdes, quoi !

La pauvrette se lamente. Elle veut bien embrasser son fiancé, mais pas sa religion.

Je lui conseille fortement de choisir un dénominateur commun. Pourquoi ne se feraient-ils pas mahométans l’un et l’autre ? Elle rit. Je ris aussi. Pas longtemps, car ma pauvre frite se reflète dans la glace du bar au milieu des petits drapeaux de tous les pays homologués sur la planche en couleur du Larousse au mot pavillon.

J’ai une tronche de déterré. Je fais un peu masque de cire ! Heureusement, le haut-parleur annonce l’arrivée imminente de l’avion de la T.W.A. Je finis mon verre et paie nos orgies.

— Embrassez le fiancé pour moi ! lancé-je à la môme.

— Vous attendez quelqu’un ? me demande-t-elle.

— Oui…

Elle me téléphone un clin d’œil salingue.

— Votre bonne amie ?

— Non, un vieux camarade de régiment ! On a fait la guerre ensemble, et on va peut-être la refaire… Quand une habitude est prise, vous savez, pour s’en débarrasser !

Je quitte le bar sur ces mots et m’approche du terrain. Un point argenté scintille dans le ciel, pareil à une escarbille de soleil[3].

Le point vrombit et se précise… Il tourne lentement au bout de l’horizon, décrivant une trajectoire harmonieuse… Puis il se pose en souplesse au bout du terrain et lentement se rapproche en rampant, semblable à quelque monstre antédiluvien. Les hélices commencent à être visibles. Elles ralentissent et s’arrêtent.

J’attends.

Vous dire que je suis à mon aise serait exagéré. On éprouve toujours une sacrée anxiété lorsqu’on attend un Monsieur pour lui régler son compte.

5

Vlefta ne me fait pas languir puisqu’il apparaît en seconde position en haut de la passerelle. De mon poste d’observation je le reconnais facilement. Il porte un pardingue en poils de Camel et tient une grosse servetouze de cuir à la main. C’est un garçon grand et blême. Il n’a pas de chapeau. Ses tifs longs lui tombent dans le cou.

Il dévale les marches roides et s’avance vers le poste de douane. Je vois alors un gros type descendre d’une bagnole en stationnement et s’approcher de lui. Le nouveau venu a la peau couleur vieux bronze. Il est chauve et ses vêtements manquent de modestie. Une cravate rouge dans le nœud de laquelle est piquée une griffe de tigre captive les regards…

Au sortir de la douane, Vlefta s’approche du gros. Echange de poignées de mains. L’Albanais paraît morose. Peut-être a-t-il un pressentiment, après tout ? Son compagnon ressemble à un gros beignet sortant de la friture… Il sue la graisse par tous les pores.

Tous deux gagnent l’auto du mahousse. Moi je bondis dans la mienne et je me lance sur la route, les précédant de quelques dizaines de mètres.

Leur guinde est une Alfa Roméo. Cela m’inquiète parce que c’est le genre de bahut qui détale, et ça me botte parce que la carrosserie est légère.

Ils me doublent. Un instant, j’ai peur qu’ils ne mettent toute la sauce et me sèment du poivre, mais ils n’en font rien et se contentent d’un bon petit quatre-vingts de père de famille.

J’attends un bout de moment. Puis, lorsque nous approchons du carrefour, j’appuie sur le champignon. L’aiguille du compteur tourne de gauche à droite… Quatre-vingt-dix, cent, cent dix… Je vais pour doubler, et les deux passagers de l’Alfa ne se gaffent de rien. Brusquement je pique sur eux comme si je n’étais plus maître de ma direction. J’aime autant vous dire que ça produit une vilaine impression. Faut être jap pour jouer à l’homme-torpille… Je vois diminuer la distance séparant les deux tiers et grossir l’arrière de l’Alfa Roméo. Mon petit lutin me dit : « Cramponne-toi au volant, San-Antonio, et fais gaffe au pare-brise… » Il serait stupide que je me fracasse le bocal contre ma vitre.

Le choc est soigné ! L’emboutissage fait un bruit qui réveillerait un dortoir de cataleptiques. L’Alfa perdant tout contrôle quitte la route et va percuter un mur, sur la droite. Ma Mercedes, défoncée à l’avant, est immobilisée en travers de la voie.

Le Gros suiffeux et Vlefta sont un peu commotionnés. Ils essaient de se dégager. Des gens accourent. Je dégaine mon pétard de ma poche intérieure et je le braque sur Vlefta. Il a un regard fou. Je presse la gâchette à trois reprises et ses yeux s’éteignent. A côté de lui, le beignet ne bouge plus et vire au vert bouteille. Je chourave prestement la serviette de cuir sur les genoux de Vlefta. Pourquoi ce geste ? Je ne saurais vous le dire exactement. Sans doute pour essayer d’expliquer mon acte aux yeux des zigs du réseau Mohari. Afin qu’ils croient que le vol de la serviette était l’objectif recherché.

J’ai agi avec tant de promptitude que les passants accourus n’ont pas remarqué mon geste homicide. C’est seulement lorsqu’ils me voient mettre le cap sur la seconde voiture qu’ils pigent que ça tourne au vinaigre et qu’il ne s’agit pas d’un accident normal !

J’entends des cris :

— Arrêtez-le !

Je bombe… Un brave facteur s’interpose. Je lui rentre dans le chou bille en tête et il tombe assis sur son sac de courrier.

J’arrive à la chiote. La Porsche se fait tirer le démarreur avant de ronfler. Dans ma hâte, j’ai oublié de mettre le contact. Enfin elle vrombit. Je passe la seconde et file un coup d’accélérateur, les pneus miaulent sur le paveton. La voiture chasse du prose et se rue en avant.

J’ai le traczir, en toute honnêteté.

Une vilaine pétoche du plus beau vert qui fait un nœud à mon intestin grêle.

Maintenant, j’ai accompli ma mission, d’ac, mais je suis un homme traqué. Vingt personnes m’ont vu et ont eu le temps de relever le numéro de ma pompe. D’ici pas longtemps, les flics suisses qui n’ont pas grand-chose à branler vont mettre la gomme sur les talons de votre petit camarade. Je roule tant que ça peut. Je double des bagnoles, franchis un passage à niveau et débouche sur une route plus importante.

J’hésite un court instant… J’ai le choix : ou bien je rentre dans Berne, ou bien je prends la direction de la France…

La seconde me séduirait davantage, vous vous en doutez, seulement elle est imprudente car si je me lance sur les petites routes je ne tarderai pas à me heurter à un barrage. Ce serait mauvais pour ma santé. Félicie m’a élevé à la farine Nestlé et il serait stupide de réduire à néant ces années de gavage par une fausse manœuvre.

J’opte donc pour le retour à Berne… Je passe devant un quartier de cités ouvrières et je radine dans la ville. J’avise un portail démantelé clôturant mal une propriété à l’abandon. Je descends, je l’ouvre et je rentre la calèche, que je vais dissimuler derrière un pan de mur à demi écroulé. Je quitte mon bada et mon imper, je pose mes lunettes et je biche la serviette. Je moule la propriété abandonnée, docte comme un architecte venant de tirer des plans sur la Versailles[4].

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3

Que de force, que d'originalité dans cette image ! San-Antonio est décidément le romancier qui domine sa génération.

Sainte-Beuve.
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4

L'auteur a dû vouloir dire sur la Comète.

Les Editeurs.