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Après un silence, le savant reprit son exposé saccadé :

— Il y a beaucoup d’autres énigmes historiques. Et toutes confirment la pauvreté de nos connaissances ? Nous n’avons qu’une idée vague de l’Antiquité. Ainsi, nous possédons à la section d’orfèvrerie une boucle scythique en or, vieille de deux mille six cents ans, qui représente en détail un machairodus[2]. Parfaitement. Or, les paléontologistes vous diront que ces animaux ont disparu depuis trois cent mille ans … Ha ?.. Dans les tombes égyptiennes, vous verrez des fresques qui reproduisent fidèlement toute la faune de l’Égypte, entre autres un animal de taille colossale, qui ressemble à une hyène géante et qu’on ne rencontre ni en Égypte ni dans le reste de l’Afrique. Au musée du Caire, il y a une statue de jeune fille, découverte en Égypte, dans les ruines de la ville d’Akhetaton, bâtie au XIVe siècle avant notre ère ; mais ni le modèle ni la sculpture ne sont égyptiens, on croirait une œuvre venue d’un autre monde. Mes collègues vous diront brièvement : sty-li-sa-tion — le savant étira le mot avec ironie. Quant à moi, cela me rappelle toujours une histoire. Ces mêmes peintures murales égyptiennes offrent souvent l’image d’un petit poisson fort banal, mais toujours renversé sur le dos. Comment se fait-il que des artistes aussi consciencieux aient produit ce dessin bizarre ? Les explications n’ont certes pas manqué : stylisation, hiératisme, influence du culte d’Amon. Et l’on se l’est tenu pour dit. Mais quinze ans plus tard, on a observé dans le Nil un poisson qui nageait effectivement sur le dos. C’est édifiant ?.. Au fait, je suis là à bavarder ? Au revoir, jeunes gens, intéressez-vous aux énigmes du passé …

— Un moment … professeur ? s’écria la jeune fille. Vous ne pouvez vraiment pas nous expliquer cette … chose ? Votre point de vue, au moins. Dites-le-nous … Elle se tut, embarrassée.

Le savant sourit :

— Ma foi, puisque vous insistez ? Ce que je vais vous dire n’est qu’une simple hypothèse. Il n’y a qu’un fait de certain, c’est que l’art authentique reflète la vie, qu’il est doué d’une vie propre et ne progresse que dans la lutte contre l’ancien. L’époque reculée où cette œuvre d’art fut conçue, était assombrie par l’injustice et l’esclavage. Des multitudes d’hommes végétaient dans le malheur. Mais les opprimés s’insurgeaient contre l’asservissement implacable. Aussi la vue de ces trois guerriers me porte-t-elle à croire que leur amitié naquit dans la lutte pour la liberté … Peut-être se sont-ils évadés ensemble pour regagner leur pays natal … Ce camée me semble un témoignage de plus des combats anciens, dissimulés à nos yeux par la nuit des temps. Il se peut que l’artiste anonyme y ait pris une part active … C’est même certain … D’où la perfection de son œuvre. C’est en quelque sorte une victoire isolée du nouveau sur l’ancien, remportée au tréfonds des siècles. De tels témoignages, parvenus jusqu’à nous, attirent particulièrement l’attention de nos compatriotes en lutte contre tout ce qui entrave le progrès, dans tous les domaines : vie, arts, science. Ainsi, vous deux avez tout de suite remarqué un camée parmi tant d’autres.

Les jeunes gens se collèrent de nouveau à la vitrine, étourdis par ce flux d’informations. La pierre leur paraissait mystérieuse, fascinante.

La teinte profonde, pure et limpide de la mer … Et au milieu, trois hommes unis dans une étreinte fraternelle. A l’intérieur de cette salle austère et sombre, une pierre scintillante qui semble communiquer sa clarté aux corps superbes … Une jeune fille délicieuse et palpitante de vie, que l’on croirait debout sur la grève.

Le marin redressa avec un soupir son dos fatigué. Sa compagne regardait toujours. Le piétinement d’un groupe de touristes ébranla au loin les couloirs sonores. Elle s’arracha alors à sa contemplation. La lumière s’éteignit, le châssis fut relevé et le cristal glauque scintilla comme auparavant sur le velours.

— Nous reviendrons, n’est-ce pas ? demanda le marin.

— Bien sûr ? répondit la jeune fille.

Il la prit tendrement par le bras, et tous deux montèrent, pensifs, les marches blanches de l’escalier.

L’ÉLÈVE DU SCULPTEUR

Une roche plate s’avançait loin dans la mer qui clapotait doucement en contrebas, invisible dans l’obscurité nocturne. La pierre conservait encore sa tiédeur du jour, et le jeune homme n’était pas importuné par la brise fraîche qui passait entre les rochers.

Le jeune homme fixait rêveusement l’espace où la Voie Lactée plongeait dans les ténèbres le bout de son ruban d’argent. Il observait les étoiles filantes qui s’allumaient un peu partout, rayaient le ciel de leurs aiguilles claires et disparaissaient à l’horizon en s’éteignant comme des flèches incandescentes tombées dans l’eau. Encore et encore, les dards enflammés s’éparpillaient dans le firmament et s’envolaient vers les pays légendaires, aux confins de l’Œcumène[3].

« Je vais demander à grand-père où elles aboutissent », se dit le jeune homme qui souhaita aussitôt de voler ainsi dans le ciel à destination inconnue.

Au fait, ce n’est plus un adolescent ; d’ici quelques jours il aura atteint l’âge du guerrier. Mais les armes ne le tentent pas, il préfère devenir un artiste, un sculpteur renommé. Il se distingue de la plupart des gens par la capacité de voir les formes de la nature, de les sentir et de les garder dans sa mémoire … C’est ce que lui a dit son maître, le sculpteur Agénor. En effet, là où d’autres passaient indifférents, il s’arrêtait, ébranlé jusqu’au fond de son être par ce qu’il percevait, sans pouvoir l’analyser encore. Les multiples visages de la nature l’attiraient par leurs métamorphoses continuelles. Par la suite, sa vue s’aiguisa. Il sut choisir et retenir pour longtemps les traits qui le charmaient. La beauté insaisissable se dissimulait partout : dans la crête cintrée d’une vague impétueuse et dans les cheveux de Thessa — la fille de son maître — déroulés par le vent, dans les fûts élancés des pins et les falaises rudes qui surplombaient orgueilleusement la mer. Son plus grand désir était désormais de créer de belles formes, de montrer la beauté à ceux qui ne réussissaient pas à la saisir. Que peut-il y avoir de plus beau que le corps humain ? Mais c’est précisément ce qui est le plus difficile à rendre …

Voilà pourquoi ces traits vivants, captés par la mémoire, ressemblent si peu aux images de divinités et de héros, qu’il voit autour de lui et qu’il a appris à faire lui-même … Les œuvres des plus célèbres maîtres de l’Œniadée[4] ne pouvaient donner une image convaincante de l’être humain.

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2

Machairodus, espèce éteinte de gros félidés qui vivaient à la fin du tertiaire et dans le quaternaire ( d’il y a 6 millions à 300 mille ans ). Ils se distinguaient par leurs canines supérieures très développées ( jusqu’à 30 cm de long ) et par la faculté conséquente d’ouvrir largement la gueule. Ils faisaient sans doute la chasse aux plus grands herbivores.

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3

Œcumène, terre habitée, que les Grecs anciens croyaient ceinte de régions désertiques, environnées à leur tour par l’océan.

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4

Œniadée, région méridionale de l’Acarnanie, située à l’extrémité sud-ouest de la Grèce du Nord. Il s’agit de l’Hellade avant son unification et son essor.