— Mon père dit qu’il est mauvais de donner trop de noix, déclara-t-elle au Noir qu’elle considérait sans doute comme l’ami le plus intime de Pandion. Il faut le faire une fois par jour, à midi, pour qu’il mange bien …
Kidogo répondit qu’il connaissait le remède et se conformerait aux prescriptions.
A ce moment, le père d’Irouma regarda le malade, hocha la tête et adressa quelques mots à sa fille. Elle prit soudain l’aspect d’une grande chatte irritée : ses yeux flamboyaient, sa lèvre supérieure s’était retroussée sur les dents. Le chasseur eut un sourire débonnaire et sortit de la hutte avec un geste conciliant. La jeune fille se pencha sur le Grec et observa longuement son visage, puis elle parut se raviser et s’en alla à son tour.
— Demain soir, je le soignerai moi-même selon la coutume de notre peuple, déclara-t-elle résolument avant de partir. C’est ainsi que font nos femmes de tous temps. L’âme de la joie a quitté ton ami, sans laquelle aucun homme n’éprouve le désir de vivre. Il faut la lui rendre ?
Réflexion faite, Kidogo donna raison à Irouma. Les chocs subis par Pandion lui avaient effectivement fait perdre le goût de la vie. Quelque chose s’était brisé en lui. Mais c’est en vain que le Noir se creusa la tête pour imaginer la méthode de traitement dont parlait la jeune fille. Il se coucha sans rien avoir deviné.
Le lendemain Kidogo fit de nouveau prendre de la pâte de noix à son ami. Pandion se remit sur son séant, parla et mangea très volontiers, à la joie de ses compagnons. Il jetait sans cesse des regards alentour et finit par s’informer de la jeune fille de la veille. Kidogo fit une grimace joviale, cligna de l’œil à l’Étrusque et prévint Pandion que ce soir la jeune fille le soignerait d’une façon mystérieuse. Le malade sembla d’abord intéressé, puis, sans doute lorsque l’action du remède eut passé, il retomba dans son apathie. Cavi et Kidogo trouvèrent néanmoins qu’il avait bien meilleure mine depuis deux jours. Il remuait davantage et respirait plus fort.
À peine le soleil eut-il décliné vers l’Occident, que le village se remplit, comme à l’ordinaire, de l’âcre fumée des feux de branches et du bruit mat des grands mortiers où les femmes pilaient les grains d’une plante cultivée dans le pays[72].
Une purée de ces grains, additionnée de lait et d’huile, servait de nourriture à la population.
Le crépuscule se changea rapidement en obscurité. Le grondement sourd du tam-tam parcourut soudain le bourg silencieux. Une troupe bruyante de jeunes gens s’approcha de la hutte des trois amis. À leur tête, quatre jeunes porteuses de torches encadraient deux vieilles femmes voûtées, enveloppées de grands manteaux sombres. Les garçons saisirent le malade et l’emportèrent, sous les clameurs de la foule, à l’autre bout du village qui confinait à la lisière défrichée de la forêt.
Cavi et Kidogo suivirent les indigènes. L’Étrusque promenait autour de lui des coups d’œil mécontents et sceptiques.
On apporta Pandion dans une case inhabitée qui mesurait au moins trente coudées de diamètre, et on l’étendit près du poteau central, le dos tourné à la porte. Des torches en bois poreux, imprégné d’huile de palmier, étaient fixées à ce poteau, éclairant vivement le centre de la hutte. Les murs, sous la basse retombée du toit, disparaissaient dans l’ombre. Le local était plein de femmes de tout âge, qui causaient avec animation, assises le long des murs. Une vieille donna à Pandion un breuvage de couleur foncée, qui le réconforta.
Un son vibrant s’échappa d’une défense d’éléphant creuse, le silence s’établit dans la hutte et tous les hommes sortirent en hâte. L’Étrusque et Kidogo, qui voulaient rester, furent expulsés dans les ténèbres sans autre forme de procès. Des vieilles femmes hideuses se massaient à l’entrée, cachant aux curieux ce qui se passait à l’intérieur. Cavi s’assit non loin de la hutte, décidé à ne pas s’en aller avant la fin de cette affaire énigmatique. Kidogo le rejoignit, montrant les dents dans un sourire : il croyait, lui, aux méthodes de traitement des peuples méridionaux.
Deux jeunes filles soulevèrent avec précaution le malade et l’adossèrent au poteau. Pandion voyait avec étonnement luire dans la pénombre les yeux et les dents des femmes. La case était garnie de touffes d’herbes sèches[73] : une large guirlande faisait le tour de la corniche intérieure et de fines ramilles de cette même plante s’enroulaient autour du poteau auquel Pandion était appuyé. Leur odeur vivifiante l’excitait en évoquant des choses chères et séduisantes, oubliées à jamais.
Juste en face de lui, plusieurs femmes avaient pris place. Deux longues trompettes en défenses d’éléphants faisaient tache blanche, éclairées par les torches ; des tam-tams sombres — gros billots de bois évidés — offraient aux yeux leurs flancs renflés.
Le son de trompe vibrant se répéta. Les vieilles placèrent devant le malade une statuette de femme en bois noirci, aux formes puissantes, grossièrement taillées.
Des voix grêles entonnèrent une mélodie, alternance lente et douce de sons gutturaux et de soupirs désolés, qui allait en s’accélérant et s’amplifiant, toujours plus large et plus aiguë, plus saccadée et plus impétueuse. Un coup de tam-tam subit fit tressaillir Pandion. La chanson se tut, la jeune fille en manteau bleu, qu’il connaissait déjà, surgit à la limite de l’ombre et de la lumière. Elle pénétra dans le cercle éclairé par les torches et s’arrêta, comme indécise. Nouveau son de trompe, suivi de clameurs frénétiques de vieilles femmes. La jeune fille rejeta son manteau en arrière et se montra vêtue seulement d’une ceinture tressée en rameaux odorants.
La lueur des flambeaux se reflétait en taches brumeuses sur la peau bronzée d’Irouma. Elle avait les yeux violemment cernés de peinture bleu-noir, des anneaux de cuivre astiqué étincelaient à ses poignets et à ses chevilles, ses cheveux noirs frisés retombaient en désordre sur ses épaules soyeuses.
Les tam-tams résonnèrent en cadence. Au rythme lent de leurs coups, la jeune fille marcha sans bruit sur ses pieds nus vers Pandion et s’inclina avec une souplesse féline devant la statuette de la déesse inconnue, les bras tendus dans une attente passionnée. Le Grec observait d’un œil émerveillé ses moindres gestes. Le visage de la jeune fille ne gardait nulle ombre de malice : grave, sévère, les sourcils froncés, elle semblait écouter la voix de son cœur. Les muscles de ses bras ondulaient. Ces vagues, descendues des épaules, aboutissaient aux doigts agités devant le visage de Pandion, comme si tout son être s’élançait vers lui. Le jeune homme n’avait jamais rien vu de pareil : la vie mystérieuse des bras d’Irouma se confondait avec l’expression d’extase de sa figure levée.
Les trompes d’ivoire mugirent sauvagement. Un son formidable fit sursauter Pandion : des cymbales couvraient de leur joyeux vacarme le bruit des tam-tams.
La jeune fille se cambra en un arc brillant. Puis ses petits pieds avancèrent lentement sur le sol battu : elle marchait en rond, d’un pas timide, mal assuré, avec une pudeur charmante.
À la vive clarté des torches, elle semblait moulée en métal brun. Dans la pénombre, elle évoluait comme une vision vaporeuse, presque invisible.
Le grondement inquiet des tam-tams s’intensifiait, les plaques de cuivre tintaient furieusement, et la danse, soumise à cette musique, s’accélérait au fur et à mesure.
Les jambes fines et alertes, animées par les vibrations du cuivre, voltigeaient, s’entrelaçaient, s’arrêtaient et reprenaient leur course aérienne.
Les épaules et le buste droit demeuraient immobiles, tandis que les bras, tendus vers la déesse dans une attitude implorante, remuaient souplement.
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