Выбрать главу

Pandion aimait à examiner sa lance, présent du père d’Irouma, cette arme emportée à travers les forêts et les savanes, et qui l’avait sauvé plus d’une fois de la mort. Elle symbolisait à ses yeux la virilité, la vaillance humaine dans la lutte avec la nature qui régnait sans partage sur les étendues torrides de l’Afrique. Le jeune Grec effleurait des doigts le long fer tranchant, avant de mettre dessus le fourreau confectionné par Irouma. Ce morceau de cuir orné de laine aux couleurs vives était le seul souvenir de la charmante fille rencontrée à un carrefour du chemin ardu qui le ramenait au pays natal. Peut-être l’avait-elle apprêté à son intention, en rêvant à lui … Mais il ne fallait plus y penser. Le destin les avait séparés implacablement, c’était fatal … Cependant le cœur souffrait, insoumis à la raison … Pandion se retournait vers les montagnes sombres qui cachaient à l’océan les terres parcourues. Les jours de marche interminable défilaient lentement dans sa mémoire …

Il revoyait la jeune fille adossée au tronc de l’arbre dont les fleurs rouges ressemblaient à des flambeaux. Son cœur battait à coups redoublés. Il évoquait l’éclat de sa peau brune et douce, ses yeux espiègles, pleins de feu palpitant … Le visage rond d’Irouma, éclairé d’un sourire, se rapprochait du sien, il sentait son haleine chaude et légère, il entendait sa voix …

Pandion prenait connaissance de la vie de ses hôtes gais et bienveillants. Grands, admirablement proportionnés, la peau d’un noir aux reflets cuivrés, les congénères de Kidogo s’occupaient surtout d’agriculture. Ils cultivaient des palmiers bas dont les fruits contenaient beaucoup d’huile[101] et des plantes herbacées, aux feuilles immenses, disposées en éventail au-dessus des bouquets de tiges tendres[102]. Elles produisaient de lourdes grappes de fruits longs et jaunes, en forme de croissant, à la pulpe délicate et savoureuse. On en cueillait des masses, et ils constituaient l’aliment principal de la tribu. Pandion s’en régalait. Ils se mangeaient crus, bouillis ou en friture. Les indigènes allaient aussi à la chasse pour se procurer de l’ivoire et des peaux ; ils récoltaient les noix, pareilles à des châtaignes, qui avaient guéri naguère Pandion de son étrange maladie ; ils élevaient du bétail et des oiseaux de basse-cour.

Il y avait parmi eux d’habiles artisans, bâtisseurs, forgerons et potiers. Pandion admirait les œuvres de nombreux sculpteurs qui égalaient Kidogo.

Les grandes habitations, construites en moellons, en briques crues, ou façonnées entièrement en argile compacte, s’ornaient d’un joli décor en relief. Parfois les murs étaient couverts de fresques qui rappelaient à Pandion celles de Crète. De beaux vases en terre cuite présentaient un dessin élégant, d’un goût exquis. Des statues en bois peint peuplaient les édifices publics et les demeures des chefs. Les images sculpturales d’hommes et d’animaux ravissaient Pandion par la justesse du rendu, la fidélité de la caractéristique.

Mais à son avis, ces artistes africains n’avaient pas la notion profonde de la forme, qui manquait également à ceux d’Aiguptos. Les sculptures du Kemit, figées dans des attitudes statiques, étaient sans vie, malgré la finesse d’exécution acquise au cours des siècles. Les œuvres des Noirs, au contraire, donnaient une impression de vie intense, mais seulement par certains détails volontairement accentués. En méditant sur l’art indigène, le jeune Grec commençait à sentir vaguement que la voie de la perfection était tout autre, qu’elle ne passait ni par l’imitation aveugle de la nature ni par la tentative de refléter des impressions isolées.

Le peuple de Kidogo aimait la musique et jouait d’un instrument complexe, fait d’une rangée de planchettes en bois reliées à de longues calebasses. Des airs tristes et mélodieux émouvaient Pandion, lui rappelant les chansons de son pays …

L’Étrusque, assis devant la case, auprès du foyer éteint, mastiquait des feuilles stimulantes[103] et remuait pensivement avec une baguette la cendre chaude où cuisaient les fruits jaunes. Il avait appris à en obtenir de la farine à galettes.

Pandion sortit de la hutte et vint s’asseoir à ses côtés.

La douce lumière du soir se répandait sur les sentiers poudreux et mourait dans les branches immobiles des arbres touffus.

— Ce peuple est pour moi une énigme, dit l’Étrusque, songeur, en crachant sa chique. Il y a là un mystère que je ne puis percer.

— Quel mystère ? demanda distraitement Pandion.

— La ressemblance de ce peuple avec le mien. Ne l’as-tu pas remarquée ?

— Non, avoua le jeune homme. Ces gens ne te ressemblent pas du tout …

— Je ne parle pas du physique, tu as mal compris. Leurs constructions sont pareilles aux nôtres, leur divinité suprême est le dieu de la foudre, comme chez nous, et chez vous aussi, du reste ? Leurs chansons évoquent celles que je chantais dans ma jeunesse … Comment cela se peut-il ? Qu’avons-nous de commun avec ces Noirs qui vivent si loin, dans le Sud torride ? Nos ancêtres auraient-ils voisiné ?

Pandion allait répondre que la parenté des peuples de l’Afrique et de la Grande Verte le préoccupait depuis longtemps, lorsque son attention fut attirée par une femme qui passait. Il l’avait remarquée dès leur arrivée au bourg de Kidogo, mais ne l’avait plus rencontrée depuis. Elle était l’épouse d’un parent de leur ami et s’appelait Nyora. Sa beauté la distinguait parmi les femmes de sa tribu, pourtant belles. La voici qui passait lentement, de l’allure digne des femmes conscientes de leur charme. Le jeune Grec l’examinait d’un œil ravi … La soif de créer s’était rallumée en lui dans toute son ardeur.

Une pièce d’étoffe bleu-vert moulait les hanches de Nyora. Un collier de perles bleues, des boucles d’oreilles massives en forme de cœur et un fil d’or au poignet gauche composaient toute sa parure. Ses grands yeux regardaient tranquillement de sous la frange épaisse des cils. Ses cheveux courts, ramenés au sommet du crâne en une coiffure capricieuse, lui allongeaient la tête. Les pommettes saillaient comme chez les enfants grecs sains et vigoureux.

La peau noire et lisse, si tendue que le corps paraissait coulé en fer, luisait au soleil et son reflet cuivré se nuançait d’or. La tête surmontait fièrement un cou svelte à peine incliné en avant.

La taille haute, souple, parfaite de lignes, étonnait par l’harmonie et la retenue des mouvements.

Pandion croyait voir l’une des trois Charités, déesses de son pays qui animaient la beauté et la douaient d’une séduction irrésistible.

La baguette de Cavi le frappa soudain à la tête.

— Qu’attends-tu pour lui courir après ? demanda l’Étrusque avec un dépit comique. Vous autres Grecs, vous êtes prêts à vous extasier sur toutes les femmes …

Pandion le regarda sans colère, mais comme s’il le voyait pour la première fois, et lui mit impétueusement son bras autour des épaules.

— Écoute, Cavi, tu n’aimes pas les confidences, je sais … Les femmes te laissent donc froid ? Ne sens-tu pas comme elles sont ravissantes ? Ne sont-elles pas pour toi une partie de tout cela, — Pandion embrassa du geste le paysage, — de la mer, du soleil, du monde magnifique ?

— Non, quand je vois quelque chose de beau, j’ai envie de le manger ? répliqua l’Étrusque en riant. Je plaisante, continua-t-il, redevenu sérieux. Souviens-toi que j’ai le double de ton âge et que derrière l’aspect radieux du monde j’aperçois l’autre, sombre et laid. Tu as oublié le Kemit, — Cavi passa le doigt sur la marque rouge de l’épaule de Pandion — tandis que moi, je n’ai rien oublié. Je t’envie : tu créeras le beau, et moi, je ne puis que détruire en combattant le mal. Après une pause, il conclût d’une voix frémissante : Tu penses trop peu aux tiens, restés là-bas, au pays natal … Il y a tant d’années que je n’ai vu mes enfants, j’ignore même s’ils sont en vie, si ma lignée existe encore. Qui sait ce qui est arrivé là-bas, au milieu des tribus hostiles …

вернуться

101

Le palmier à huile.

вернуться

102

Les bananiers.

вернуться

103

Feuilles de sterculiacées, de tabac et d’autres plantes qui renferment des excitants.