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La détresse qui altérait la voix de l’Étrusque, ordinairement si réservé, emplit de compassion le jeune homme. Mais que pouvait-il lui dire pour le consoler ? D’autre part, l’observation de Cavi l’avait piqué au vif : « Tu penses trop peu aux tiens, restés là-bas, au pays natal … » Puisque Cavi l’avait dit … Mais n’aimait-il pas Thessa, son aïeul, Agénor ? En s’abandonnant à son chagrin comme le faisait l’Étrusque, il ne se serait point pénétré de la grande diversité de la vie et n’aurait jamais compris la beauté … Fourvoyé dans les contradictions, Pandion ne parvenait pas à s’analyser. Il se leva d’un bond et proposa à Cavi d’aller se baigner. L’autre consentit et les deux amis se dirigèrent par les collines vers l’océan qui roulait ses flots à cinq mille coudées du bourg.

Quelques jours auparavant, Kidogo avait rassemblé les jeunes hommes et les adolescents de sa tribu. Il leur dit qu’à part une lance et de minables pagnes, ses camarades qui attendaient l’embarquement ne possédaient rien, que les fils du vent refuseraient de les prendre à bord sans rémunération.

— Si chacun de nous, poursuivit le Noir, y met un peu de sien, nos amis étrangers pourront s’en retourner chez eux. Ils m’ont aidé à m’évader de captivité et à vous revoir.

Encouragé par la bonne volonté générale, Kidogo leur proposa de l’accompagner sur le plateau aurifère ; ceux qui étaient empêchés donneraient de l’ivoire ou des noix, une peau ou un tronc d’arbre précieux.

Le lendemain, il annonça à Cavi et à Pandion qu’il partait à la chasse et ne voulut pas les emmener, leur conseillant de ménager leurs forces pour le prochain voyage.

Ses compagnons ne devaient jamais connaître le vrai but de l’entreprise. Bien que la perspective d’avoir à payer le prix de la traversée les inquiétât souvent, ils espéraient que les mystérieux fils du vent les embaucheraient comme rameurs. Pandion nourrissait encore le dessein secret d’utiliser les pierres du Sud offertes par le vieux chef. Cavi, également à l’insu de Kidogo, réunit les Libyens deux jours après le départ de celui-ci et remonta la vallée du fleuve, dans l’espoir de trouver des arbres au bois noir[104], d’en abattre plusieurs et d’amener jusqu’à la localité, sur des radeaux en bois léger, ces bûches lourdes qui coulaient dans l’eau.

Comme Pandion boitait toujours, Cavi le laissa au bourg, malgré ses protestations. Le jeune homme était indigné : voici que ses camarades l’abandonnaient de nouveau, comme le jour de la chasse à la girafe. L’Étrusque, sa barbe relevée d’un geste hautain, déclara que le jeune homme n’avait pas perdu son temps l’autre fois et qu’il pouvait recommencer. Muet de rage, le Grec s’enfuit, le cœur ulcéré. Cavi le rattrapa, fit des excuses en lui tapant sur l’épaule, mais persévéra dans son refus et remontra à son ami la nécessité de guérir complètement.

Pandion finit par céder, avec l’amère conscience d’être un pauvre infirme, et rentra vite dans la hutte, pour ne pas assister au départ de ses camarades valides.

Demeuré seul, il sentit plus que jamais le besoin d’essayer ses forces après la réussite du buste du dompteur d’éléphants. Au cours des dernières années il avait vu tant de morts et de destructions, qu’il lui répugnait d’utiliser la glaise fragile. Il aurait voulu sculpter une œuvre dans une matière résistante, mais il n’en avait pas à sa disposition. Si même il l’avait eue, d’ailleurs, le manque d’outils appropriés l’aurait empêché de la travailler.

Pandion admirait souvent la pierre d’Ahmès qui l’avait conduit, en fin de compte, jusqu’à la mer, comme le croyait naïvement Kidogo, enclin à prêter aux objets des vertus magiques.

La clarté diaphane du minéral suggéra au jeune homme l’idée de sculpter un camée. La substance, il est vrai, était plus dure que celles employées à cet effet, en Grèce. On les y travaillait à l’émeri de l’île de Naxos[105]. Pandion se rappela soudain qu’il avait, à en croire le vieux chef indigène, des pierres plus dures que tous les objets du monde.

Il prit la plus petite et passa doucement son arête aiguë au bord du cristal glauque. Une trace blanche raya la surface unie. Le sculpteur appuya plus fort. La pierre creusa un sillon profond, tel un ciseau de bronze noir dans un bloc de marbre tendre. Le pouvoir merveilleux des pierres du Sud dépassait effectivement tout ce que Pandion avait connu jusque-là. Il avait entre les mains des ciseaux magiques, qui rendaient sa tâche facile.

Pandion brisa la pierre, ramassa avec soin ses éclats coupants et les emmancha à l’aide d’une résine ferme dans des baguettes en bois. Cela lui fit une dizaine de ciseaux de différente grosseur, pour l’ébauche et le finissage. Qu’allait-il représenter sur le splendide cristal glauque, trouvé par Ahmès dans les ruines d’un temple ancien et emporté intact jusqu’à la mer, dont il avait si longtemps servi de symbole dans la touffeur de la captivité terrestre ? Des images confuses traversaient l’esprit du sculpteur.

Le jeune Grec sortit du bourg, et chemina dans la solitude jusqu’à ce qu’il fût parvenu au rivage. Il y resta longuement assis sur un rocher, le regard perdu au loin ou fixé sur la mince couche d’eau qui accourait à ses pieds. Le soir venu, le crépuscule bref détruisit l’éclat de l’onde et le mouvement des vagues devint imperceptible. À mesure que la nuit de velours se condensait, les étoiles brillantes augmentaient en nombre, ranimant de leurs reflets mobiles la mer assoupie. La tête levée au ciel, Pandion captait les contours des constellations inconnues. Tout comme dans son pays, l’arc de la Voie Lactée se cambrait, tel un pont d’argent, à travers la voûte céleste, mais il était plus étroit. L’une de ses extrémités se ramifiait et se morcelait en plusieurs taches séparées par de larges bandes sombres. Un peu à l’écart et au-dessous, luisaient d’une clarté bleuâtre deux nuages stellaires[106]. Auprès d’eux, ressortait nettement une tache noire pyriforme, comme un morceau de charbon qui aurait caché les astres[107]. Le Grec n’avait jamais rien vu de pareil dans son firmament. Le contraste entre la tache noire et les nuages blancs le frappa. Il y vit soudain l’essence même des pays du Sud. Le noir et le blanc dans toute la brutalité de leur union — voilà ce qui formait l’âme de l’Afrique, son visage, tel que Pandion le percevait à ce moment. Les rayures noires et blanches des chevaux extraordinaires ; la peau noire des indigènes, peinte à la couleur blanche et accentuant la blancheur des dents et du globe de l’œil ; les sculptures en ébène et en bois d’un blanc perlé ; les troncs noirs et blancs de la forêt vierge ; la lumière des savanes et l’obscurité des tréfonds sylvestres ; les rocs noirs zébrés de quartz blanc et quantité d’autres visions traversèrent l’esprit de l’artiste.

Tout différent était le sol natal, le rivage rocheux et pauvre de la Grande Verte. Le fleuve de la vie n’y déferlait pas en torrent, ses aspects noirs et blancs ne s’y heurtaient point dans leur violente nudité.

Pandion se leva. L’immensité de l’océan qu’il fallait franchir pour atteindre son Œniadée, le séparait déjà de l’Afrique. Il laissait derrière lui cette terre, dissimulée par l’ombre nocturne des lugubres montagnes. Devant lui, les reflets des feux astraux couraient sur les vagues, et la mer se confondait là-bas, dans le Nord, avec sa chère Œniadée, où Thessa l’attendait sur la grève. C’est pour retourner dans son pays et revoir Thessa qu’il avait lutté et marché à travers le sang, le désert, la chaleur et les ténèbres, bravant la férocité des bêtes et des hommes.

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104

Le bois noir est fourni par différentes essences africaines, qui appartiennent principalement à la famille des ébénacées, ainsi que par la dalbergie, genre de papilionacées.

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105

La plus grande des Cyclades, dans le sud de la mer Egée.

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106

Le Grand et le Petit Nuage, deux gros amas d’étoiles et nébuleuses du ciel austral.

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107

Le Sac à charbon, nébuleuse sombre du ciel austral.