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Thessa, lointaine, adorée et inaccessible, ressemblait à ces étoiles nébuleuses au-dessus de la mer, où le Chariot boréal plongeait son bord.

Pandion se décida : il créerait sur sa pierre aux nuances marines, Thessa debout sur le rivage.

Le sculpteur serra furieusement le ciseau entre ses doigts nerveux, et la baguette solide se cassa. Il se penchait depuis plusieurs jours sur la pierre d’Ahmès, le cœur battant, refrénant son impatience créatrice, traçant d’une main sûre de longues lignes ou enlevant avec mille précautions des granules microscopiques. L’image de Thessa se précisait de plus en plus. La tête au port fier était réussie : elle lui apparaissait aussi distinctement qu’à l’heure des adieux, sur le rivage du cap d’Achéloos. Taillée dans l’épaisseur diaphane du minéral, elle saillait maintenant en relief, d’un bleu mat sur la surface miroitante. Les boucles de ses cheveux reposaient en traits fins sur la rondeur de l’épaule nettement indiquée, mais ensuite … ensuite l’inspiration l’avait quitté. Le jeune artiste, plus sûr de lui que jamais, avait cerné d’une incision profonde la silhouette mince du corps, et l’élégance de ces contours attestait le succès de son travail. Il creusa la surface environnante pour dégager la sculpture. C’est alors qu’il comprit que ce n’était pas Thessa. Les lignes des hanches, des genoux et des seins évoquaient Irouma, et certains détails se rattachaient, sans nul doute, à la beauté de Nyora, entrevue tantôt. Ce n’était pas là le corps d’une jeune Grecque, mais une image abstraite qui incarnait la beauté des femmes africaines. Or, Pandion voulait autre chose : figurer sa Thessa bien-aimée. Il fit un effort de mémoire pour atténuer tant soit peu les impressions récentes, et constata que celles-ci l’emportaient sur le passé.

Le jeune homme se rendait compte qu’il échouait de nouveau dans sa tentative de rendre la vie. Tant que la figurine n’était qu’ébauchée, les lignes légères vivaient. Dès que l’artiste essayait de donner du relief, le corps se figeait dans une immobilité froide. Non, il n’avait point percé le mystère de l’art. Cette œuvre ne serait pas plus vivante que les autres ? Il ne réaliserait pas son projet ?

Ayant cassé d’émotion son ciseau, Pandion prit la pierre et l’examina à bout de bras. Certes, il était incapable de créer l’image de Thessa, et le beau camée resterait inachevé.

Les rayons de soleil pénétraient dans le cristal limpide et l’emplissaient du coloris d’or de la mer hellénique. L’artiste avait sculpté le bord droit de la facette la plus large, laissant intact le reste du champ uni. La jeune fille était là, comme sur le rivage, elle avait la figure de Thessa, mais ce n’était pas elle. L’ardeur qui animait Pandion de l’aube au couchant et lui faisait attendre le lendemain avec impatience, l’avait abandonné. Il cacha la pierre, rangea ses outils et redressa son dos courbaturé. La douleur de la défaite s’adoucissait de la conscience de pouvoir tout de même créer le beau … Mais c’était si peu en comparaison de la beauté vivante ?

Absorbé par son labeur, il en avait oublié ses camarades et ne s’en ressouvenait que maintenant. Comme en réponse à ses pensées, un garçonnet accourut.

— Grosse barbe est revenu, il te demande de venir à la rivière ? annonça le messager de Cavi, tout fier de sa mission.

La nouvelle inquiéta Pandion. Il se rendit en hâte vers la rive par le sentier qui serpentait parmi les ronces. De loin, il aperçut un groupe de camarades sur un talus de sable, faisant cercle autour d’un faisceau de joncs. Un corps humain y était allongé. Le Grec courut maladroitement, tâchant de ne pas trop s’appuyer sur sa jambe encore faible, et pénétra au milieu de ses compagnons silencieux. Il reconnut dans le corps gisant le jeune Libyen Takel, qui avait participé à l’évasion dans le désert. Le Grec s’agenouilla devant lui. Il revit le défilé torride parmi les dunes, où il s’était traîné, à demi mort de soif. Takel était l’un de ceux qui, sous la conduite d’Akhmi, lui avaient apporté de l’eau de la source. C’est seulement en face de son cadavre que Pandion sentit combien lui était cher chacun de ses compagnons d’insurrection et de marche. Il se sentait devenu un des leurs et ne concevait plus son existence sans eux. Il pouvait se passer de leur contact pendant des semaines, à condition de les savoir dans le voisinage, sains et saufs, occupés de leurs affaires, tandis qu’à présent cette perte l’atterrait. Toujours à genoux, il interrogea l’Étrusque du regard.

— Un serpent l’a mordu dans les fourrés où nous cherchions du bois noir, dit Cavi désolé. Nous ne connaissions pas le remède … L’Étrusque poussa un grand soupir. Nous avons tout laissé en plan et sommes revenus. Comme nous le débarquions, il agonisait. Je t’avais fait appeler pour l’adieu suprême … Trop tard … Cavi n’acheva pas, les poings crispés, la tête basse.

Pandion se remit debout. La mort de Takel lui semblait si injuste, si absurde : au lieu de tomber au champ d’honneur ou en combattant un fauve, il avait trépassé dans cette paisible localité, au bord de la mer qui promettait le retour au pays, après les nombreux exploits et le courage manifesté durant la longue traversée. Cela consternait particulièrement le jeune Grec … Il en avait les larmes aux yeux, et pour se dominer il se détourna vers le fleuve. De part et d’autre du talus sablonneux, d’épaisses broussailles retranchaient la nappe d’eau derrière leur rempart de verdure. On aurait dit que la butte de sable clair était encadrée d’une vaste porte. À la lisière, il y avait des arbres blancs[108], rabougris et noueux, aux feuilles menues. Leurs branches s’enguirlandaient de fleurs rouges dont les grappes plates et pennées semblaient des chapelets de baguettes transversales, enfilées sur des tiges fines, tantôt retombantes, tantôt dressées vers le ciel. Les fleurs avaient des reflets pourpres, et ces arbres blancs flamboyaient à la porte verte, comme des torches funèbres à l’entrée de l’Hadès, où se dirigeait déjà l’âme du défunt Takel. L’eau plombée du fleuve coulait lentement, parsemée de bancs de sable jaune où se vautraient des centaines de crocodiles. Sur une flèche de sable voisine, plusieurs de ces énormes reptiles dormaient, la gueule béante, trous noirs frangés de terribles crocs blancs. Ils s’étalaient sur le sol comme écrasés sous leur propre poids. Les plis longitudinaux de la peau écailleuse du ventre bordaient leur dos plat, surmonté de pointes plus claires que les intervalles d’un vert tirant sur le noir. Les pattes aux jointures tournées en dehors s’écartaient vilainement. Parfois, l’une des bêtes remuait sa queue crêtée et bousculait sa voisine qui, dérangée dans son sommeil, refermait sa gueule avec un claquement retentissant.

Les anciens esclaves soulevèrent le mort et l’emportèrent dans le bourg sous les yeux inquiets des indigènes attroupés. Pandion fermait la marche, séparé de Cavi. L’Étrusque se reprochait la mort du Libyen, parce que le projet d’aller chercher du bois noir émanait de lui. Il marchait à l’écart de la morne procession, se mordant les lèvres et tourmentant sa barbe.

Pandion était bourrelé de remords : lui aussi se sentait fautif. Il avait eu tort de s’inspirer de l’image de sa bien-aimée, au lieu de créer une œuvre en souvenir de l’amitié d’hommes différents d’origine, qui avaient subi côte à côte les plus rudes épreuves, solidaires devant la mort, la faim et la soif, aux jours sombres de la marche épique. « Comment n’ai-je pas eu tout d’abord cette idée ? » se demandait-il. Son échec était motivé : les dieux le punissaient de son ingratitude … Que la peine d’aujourd’hui le dessilât …

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108

Le combret.