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Quant à Pandion, il mettait toute son amitié dans son élan créateur. L’idée initiale de sculpter Thessa ne le séduisait plus. Thessa, Irouma et Nyora, qui appartenaient à différentes races, étaient sœurs par la beauté … L’étaient-elles pour le reste ? Pandion l’ignorait. Thessa aurait-elle pu s’attacher à Nyora comme lui à Kidogo ? L’amitié de Pandion, de Kidogo et de Cavi, la camaraderie qui les unissait aux autres anciens esclaves dont il ne restait plus qu’un petit nombre avec eux, recelait la fraternité de pensées et d’aspirations, cimentée par la fidélité et la vaillance. Oui, ils étaient vraiment frères, bien que l’un eût été enfanté par une mère aussi noire que lui-même, ici, sous les arbres bizarres du Sud, le second eût reposé dans un berceau à l’intérieur d’une chaumière ébranlée par les furieuses tempêtes hivernales, tandis que le troisième combattait déjà les sauvages nomades des steppes lointaines, au bord d’une mer sombre … Leurs cœurs, éprouvés plus d’une fois dans les malheurs communs, étaient unis à jamais ; qu’importaient les différences d’origine, de race et de religion ?

Les jours fuyaient rapidement. Pandion se ressaisit soudain : près d’un mois et demi s’étaient écoulés, le délai de l’arrivée des vaisseaux était passé. L’anxiété se mêlait dans son âme à une sensation de soulagement : il était inquiet à l’idée que les fils du vent pouvaient ne pas venir du tout, et se félicitait de voir ajournée la séparation fatale d’avec Kidogo. Dans son angoisse, il abandonnait parfois son travail, qui était du reste presque achevé. Le Grec se rendait de nouveau sur le rivage, mais il tâchait d’abréger ces promenades, pour ne pas trop s’isoler de ses amis.

Un jour, Pandion s’apprêtait à prendre son bain de mer habituel. Il avait invité ses amis à l’accompagner, mais ceux-ci étaient engagés dans une vive discussion sur la manière de préparer les feuilles à chiquer. On entendit au loin un brouhaha, les cris et les clameurs enthousiastes dont les congénères impétueux de Kidogo accueillaient tout événement. Kidogo bondit, le visage envahi d’une pâleur cendrée qui lui avait même décoloré la poitrine. Il courut vers sa case en vacillant et cria par-dessus l’épaule à ses amis alarmés :

— Ce sont sûrement les fils du vent ?

Le sang monta à la tête de l’Étrusque et du Grec qui couraient aussi vers la mer par un raccourci connu de Pandion. Ils s’arrêtèrent au sommet d’une colline.

— Mais oui, ce sont les fils du vent ? cria Cavi.

L’ombre violette de la haute montagne s’étalait sur la grève et recouvrait les flots, ternissant leur éclat et leur prêtant la nuance obscure de la forêt vierge. Des vaisseaux noirs, pareils à ceux de l’Hellade, la proue cambrée en cou de cygne, avaient déjà été halés sur le sable grisâtre. Il y en avait cinq. Avec leurs mâts baissés, ils ressemblaient à de grands canards endormis sur la plage.

Devant eux, allaient et venaient des guerriers barbus en manteaux d’étoffe grossière, qui portaient des boucliers ronds, bardés de cuivre étincelant, et balançaient à bout de bras des haches à longs manches. Les capitaines, les marchands et tous les membres de l’équipage qui n’étaient pas de garde, devaient déjà être au bourg. Les deux amis retournèrent sur leurs pas.

Kidogo les attendait impatiemment au seuil de la hutte.

— Les fils du vent sont auprès de nos chefs, annonça-t-il. J’ai demandé à mon oncle de parler au grand chef qui se chargera lui-même des négociations à votre sujet. Ce sera plus sûr. Les fils du vent n’ayant aucun intérêt à se brouiller avec lui, ils vous amèneront à bon port, sains et saufs … Le Noir tordit ses lèvres dans un sourire sans gaîté.

Des centaines de personnes s’étaient rassemblées sur le rivage pour assister au départ des vaisseaux. Les fils du vent se dépêchaient, car le soleil déclinait et ils tenaient absolument à démarrer aujourd’hui. Les navires chargés oscillaient lentement au bord des récifs. Parmi la cargaison, se trouvait le don des indigènes, qui devait payer le voyage. Pour atteindre les embarcations, il fallait suivre un bas-fond, dans l’eau jusqu’à la poitrine. Les capitaines s’attardaient sur la côte, exhortant les Noirs à leur livrer davantage de marchandises l’année prochaine et promettant d’être ponctuels.

Cavi, debout à côté de Kidogo, tenait d’une main le crâne du terrible guichou, enveloppé dans la peau de la bête. Lui et Pandion avaient reçu, en souvenir de leur ami noir, deux coutelas de jet. Cet engin de guerre, inventé par le peuple de Tengréla, avait l’aspect d’une large plaque de bronze à cinq branches, dont quatre recourbées en croissant et acérées ; la cinquième, en forme de doigt, était plantée dans un manche en corne. Lancé d’une main experte, il tournait en sifflant et tuait raide la victime à vingt coudées de distance.

Le cœur lourd, Pandion examinait ses nouveaux hôtes et compagnons de voyage. Leurs figures tannées étaient couleur de brique foncée, des barbes incultes se hérissaient autour de leurs joues ; leur démarche pesante et déhanchée, les plis rudes des lèvres et du front n’avaient rien de la bonhomie propre aux congénères de Kidogo. Néanmoins, Pandion leur faisait confiance, peut-être parce qu’ils étaient comme lui dévoués à la mer et vivaient avec elle en bonne entente. Ou peut-être à cause de leur langage, où Pandion et Cavi rencontraient des mots familiers …

Les fils du vent avaient consenti volontiers à embarquer les anciens esclaves, aux conditions proposées par le chef indigène. Iorouméfa, l’oncle de Kidogo, avait même réussi à garder au profit des affranchis six défenses d’éléphants et deux corbeilles de noix médicinales. Les marins séparèrent les passagers contre leur gré : six Libyens durent monter sur l’un des navires, Cavi, Pandion et trois Libyens sur un autre.

Le port d’attache des fils du vent se trouvait à proximité de la Porte des Brumes, à une énorme distance de la patrie de Kidogo : deux grands mois de traversée par le temps le plus favorable. Cavi et Pandion en étaient décontenancés : ils n’avaient pas imaginé que la route fût si longue et voyaient que ces hommes avaient autant de mérites à braver la mer que les maîtres d’éléphants à combattre la savane africaine. Du port des fils du vent au pays de Pandion, il y avait presque toute la Grande Verte à franchir, mais cette distance était deux fois et demie plus courte que la première. Les marins tranquillisaient Pandion et Cavi, leur certifiant que des vaisseaux phéniciens venaient souvent chez eux de Tyr, de Crète, de Chypre et du grand golfe de Libye[109].

Mais à l’heure actuelle, sur la côte, Pandion n’y songeait pas. Éperdu, il fixait la mer, comme s’il voulait mesurer l’immense route à parcourir, puis se tournait vers Kidogo. Le commandant de la flotte, qui portait un cercle d’or forgé sur ses cheveux crépus, lança d’une voix forte l’ordre l’embarquer.

Kidogo saisit les mains de ses amis, sans cacher ses larmes.

— Adieu, pour toujours, Pandion, et toi, Cavi ? murmura-t-il. Là-bas, dans votre pays lointain, ressouvenez-vous de Kidogo, votre fidèle compagnon qui vous aime ? N’oubliez pas notre esclavage au Kemit, où l’amitié seule nous soutenait, l’insurrection, la fuite, la grande marche vers la mer … Je serai avec vous en pensée. Vous me quittez à jamais, vous qui m’êtes plus chers que la vie ? La voix de Kidogo était devenue plus ferme. Je veux croire que les hommes apprendront un jour à ne pas craindre les espaces du monde. Les mers les relieront … Mais moi, je ne vous reverrai plus … Grande est ma peine … Le corps athlétique du Noir fut secoué de sanglots.

Les mains des trois amis se joignirent dans une dernière étreinte. Les fils du vent criaient du navire …

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109

La Grande Syrie, golfe de la Méditerranée à l’ouest de l’Égypte.